Le vestibule de cet enfer-là se découvre dans un gris profond, presque métallisé, avec un grand escalier bordé par d’immenses colonnes roses – et il se présente surtout comme le hall d’un hôtel très moderne et plutôt luxueux. Quant au tenancier, au maître d’autel , Son Excellence, sa majesté satanique en personne, il porte avec élégance la barbichette et c’est lui-même qui accueille, avec la plus exquise politesse, ses futurs patients. Et si parfois sa colère peut encore se déchaîner contre des importuns (trappe s’ouvrant alors avec nuage de fumée, seule manifestation tangible des enfers si redoutés), c’est surtout quand ceux-ci sont laids et font preuve du plus extrême mauvais goût. Satan est un esthète, et des plus accueillants.

VAN CLEVE & ARPELS

Henry Van Cleve (Don Ameche) a donc rendez-vous avec le diable.

Il a passé l’essentiel de sa vie dans des intérieurs très bourgeois, toujours semblables à eux-mêmes (en province profonde, on y ajoutera des têtes de vaches sculptées), avec la même dominante de gris profond ponctuée par des taches plus colorées, ainsi le bleu des robes, des intérieurs cossus qui pourraient rappeler les tableaux de Vuillard, dans lesquels se meuvent des personnages oisifs que rien ne peut empêcher de vaquer à leurs occupations préférées. Le film n’en égratigne pas moins, sur le mode satirique, les préoccupations conformes et conformistes de la grande bourgeoisie, son affectation ampoulée ou le vide épais de l’Amérique profonde.

Henry Van Cleve a passé l’essentiel de sa vie à séduire. Toutes les femmes, pourvu qu’elles soient jolies – en déployant à chaque fois un numéro de haut vol, parfaitement irrésistible. Et la scène de la bibliothèque, au cours de laquelle il va enlever Martha pour la première fois, est effectivement irrésistible. Et si parfois il a recours à des cadeaux plus voyants, bijoux de grandes marques surtout (d’où le titre très approximatif de ce sous-chapitre), ces moments-là aboutissent par contre à des échecs assez cinglants.

LE VIEIL HOMME INDIGNE

On aura compris que les fautes commises par Henry, celles de sa confession face Son Excellence à l'heure du jugement dernier, sont assez vénielles. Il séduit, il fait et refait, non sans finesse ou sans élégance son éternel numéro de séducteur. Et c’est sa façon d’aimer la vie, de rester constamment jeune.

Et dans cette perspective, le vieil homme indigne, ce n’est pas (encore) lui, mais bien plutôt son grand-père (énorme Charles Coburn), qui constamment le défend (père et mère aussi, mais les convenances les empêchent de le manifester trop) au nom de ce même amour de la jeunesse, de la beauté et de la légèreté. Et toute la scène où il va l’accompagner dans le Kansas pour enlever Martha pour la seconde fois (la seule séquence prolongée à distance du grand intérieur familial) est particulièrement remarquable – et révèle en outre l’immense talent de Lubitsch dans la mise en scène pure (tellement fondue dans l’intrigue que son génie peut même sembler discret et difficile à décrypter) avec le long travelling sur les personnages, sur les beaux-parents renfrognés, sur Martha elle-même, belle et songeuse et sur le prétendant sinistre, la bande sonore étant quelques instants coupée (on est derrière la vitre …) avant d’être rattrapée par les aboiements d’un chien de garde.

L’HOMME QUI AIMAIT LA FEMME

Henry Van Cleve aura donc enlevé Martha (magnifique Gene Tierney) à deux reprises – ce n’est pas forcément l’attitude la plus attendue du séducteur impénitent.
En réalité Henry ne se confond pas avec l’homme qui aimait les femmes. Il en a aimé une, essentiellement, et à travers elle, LA femme, donc toutes les autres (pourvu qu’elles soient belles bien sûr, et il sera exaucé jusqu’à sa dernière heure, avec l’excellente scène des infirmières). Il n’est donc coupable de rien, ou si peu. Et comme Satan et son grand-père, les seuls hommes qui comptent finalement, partagent avec lui le même sens esthétique, la même volonté de jeunesse éternelle et somme toute la même morale ou le même goût pour la vie, on pressent qu’il lui sera beaucoup pardonné.

L’HORLOGE TOURNE

Le film s’ouvre et enchaîne sur le plus pur des marivaudages. Irrésistible. Mais toutes ces séquences qui s’enchaînent, toutes ouvertes par le même plan de coupe sur la rue et sur l’immeuble, toutes commémorant un anniversaire (remarquable trouvaille sur laquelle se fonde tout le montage du film) sont aussi soumises à une évolution, peu à peu perçue mais irréversible. Ce film testamentaire, une des œuvres ultimes de Lubitsch est aussi un film sur la fuite du temps. On le sent déjà au moment où Henry et son grand-père vont rechercher Martha. Ce seront ensuite les numéros du séducteur qui fonctionneront moins, ou plus du tout, trop répétées, le ventre avec l’âge, les sorties un peu pathétiques, puis la maladie, le lit ... – sans que l’amour unique ait cessé pour autant. La scène de la dernière danse, à l’écart des autres danseurs, finalement sortis du champ avant que la caméra ne capture à nouveau tout le champ dans une plongée somptueuse possède un pouvoir infini. Et elle aura l’élégance extrême de partir avant lui – sans doute pour intercéder en sa faveur et pour qu’il ait sa place, auprès d’elle du côté du paradis. Evidemment. Et à ce moment là le marivaudage a cessé une fois pour toutes, pour céder la place à la plus absolue des émotions.

P.S.

Don Ameche en hidalgo (remarquable dans le rôle finalement si subtil de Henry), célèbre séducteur dans les années 40 et 50 aura ensuite subi un purgatoire de près de 40 ans (dans les séries télévisées …) – avant de renaître de ses cendres grâce (notamment) à Cocoon où il obtiendra un oscar mérité , et où à près de 80 ans il semblera encore presque aussi jeune que son avatar maquillé du Ciel peut attendre. Comme quoi on peut toujours revenir d’un enfer pavé des meilleures intentions ...
pphf

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