Le Clair de terre
7.6
Le Clair de terre

Film de Guy Gilles (1970)

C’est une affaire de découpage, plus encore que lors des deux précédents films de Guy Gilles. La couleur est devenue omniprésente. On sait que la couleur chez lui se fait prison, angoisse, invite à la fuite. Les images vont et viennent comme des flashs. Tout s’accorde avec le personnage qui file vers ses origines, n’est déjà plus là, se voit à Tunis, quitte un Paris flou, fantomatique, grippé, mécanique.


 Lors de son voyage, il croise une femme dans un village d’escale, une Annie Girardot endeuillée mais volontaire, qui dira que l’église ici sonne tous les quarts d’heure comme ça on ne risque pas d’oublier le temps qui passe. Elle parle de son mari défunt. Puis de peinture. Le montage aussi se repose, s’aère, ses couleurs sont plus chaudes, charnelles.

« Prends le temps, prends le temps, le temps de t’arrêter
Prends le temps seulement, le temps de respirer
Prends le temps simplement de regarder les fleurs
Simplement une fleur, et d’aimer sa couleur
Et d’écouter le vent, et d’écouter la vie
La vie qui bat le temps, bat le temps dans tes veines ! »


 C’est pourtant un village qui semble porter le deuil plus que les autres, mais au sein duquel il y aura cette percée, rencontre sans suite, superbe. Toujours ce paradoxe cher au cinéma de Guy Gilles, qui ne s’enferme pas dans le schématisme. Tout est toujours double sinon davantage.
Le film est rythmé par des rencontres, brèves comme cet homme sur le bateau ou guidées et durables avec ici une chanteuse, là une institutrice. Plus loin ce sont deux adolescents portant le même prénom, curieux et bienveillants. Plus loin encore, une famille de pied-noir qui n’ont pas bougé. Un dialogue se crée. Une passerelle pour agrémenter ce voyage intérieur.
Guy Gilles comme Pierre (Ils fusionnent) aussi va sur les traces de son passé. Tunis remplace l’Alger de son enfance ; Et il s’inspire des souvenirs de son petit frère, de neuf ans son cadet, qui aura vécu son déracinement avant l’adolescence. Parfois, quelques photos et cartes postales se glissent ci et là comme des substituts aux souvenirs. Car Pierre n’avait pas six ans la dernière fois qu’il a vu Tunis. Paris aura toujours été associé à la mort de sa mère. Patrick Jouané, son acteur fétiche, est bouleversant dans chacun de ses regards, silences, errances.

« Quand on est petit, le temps de grandir


Parce qu’on croit qu’alors, alors on pourra


Et quand on est grand, le temps de souffrir


Parce que sans souffrir, on n’peut rien avoir


Le temps de chercher, avant de trouver


Et avant d’y être, le temps d’y aller


Le temps de comprendre, le temps d’oublier


D’apprendre et d’attendre, la vie est passée ! »


 C’est probablement celui des trois films de Guy Gilles qui est le plus expérimental. Les plans défilent, toujours dans une brièveté statique tenant de l’album photo dans lequel parfois s’immisce une zone de rêve. L’accompagnement sonore aussi est extrêmement travaillé, foisonnant, entre les sons de la ville, la mer, les cris et d’autres plus délicats à distinguer ; Mais aussi des bribes musicales. On dirait presque un disque d’ambient, tout en entrelacs et mélancolie, j’ai beaucoup pensé au Passagenweg de Pierre-Yves Macé. Le rêve cohabite ici même avec le cauchemar, le souvenir avec le fantasme, dans une séquence nocturne extirpée d’un inconscient torturé.

« Homme libre, toujours tu chériras la mer »


 Si l’institutrice confie que le plus difficile est de voir s’en aller ceux que l’on aime, elle reconnaît que la somme de ses souvenirs l’empêche de s’ennuyer et cite Baudelaire avec malice et plaisir de voir que le temps s’arrête quand on est face à cette immensité bleue. La mer, image parfaite, sera bientôt vectrice de noyade.
Au bout de son chemin c’est la mort que Pierre va trouver. Pas la sienne, ni celle d’un membre de sa famille, mais celle d’une amie, parisienne, plus jeune que lui. Une mort absurde, terrible qui brise la jeunesse et la fougue qui l’habite. Une mort qui pourtant touchera autant Pierre qu’une simple rengaine, qui le fait pleurer chaque fois qu’elle entre dans ses oreilles. Une rengaine qui rappelle un souvenir, une fille, un bonheur éphémère, dilapidé dans le temps, caché dans les tréfonds de la mémoire, attendant son appel pour réapparaître, cette éternelle rengaine qui vient tirer les larmes.
J’aimerais voir davantage de films de Guy Gilles mais ces trois-là me suffisent pour y voir un immense cinéaste, singulier, torturé ; Une sorte de Leos Carax avant l’heure, moins mégalo, plus discret. Un jeune poète proustien, d’une intelligence rare.
JanosValuska
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le 29 avr. 2016

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