Qui refuserait de partir sur la Côte avec Françoise ? Ou avec Jean-Louis si vous voulez...

Il est agréable de chroniquer un film rare. D'abord par ce que notre texte ne sera par perdu parmi des dizaines de critiques, ensuite parce que les quelques propositions déjà existantes sont généralement fines. On se sont bien entouré. Cela a aussi un inconvénient. A savoir que ces critiques étant pertinentes et informées il est d'autant plus difficile d'apporter son grain de sel.

Qu'est-ce qui n'aurait pas été dit ?

Il y a la musique de Michel Legrand, avec son orchestre romantique, le lyrisme exacerbé d'une écriture qui traduit les élans du cœur et ses marches harmoniques qui n'en finissent pas. Mais avec, dans la copie que j'ai consultée, une prise de son tonitruante et distordue, ce qui n'est pourtant pas le cas des voix d'acteurs. Comme on ne sait pas qui est responsable de ce massacre, cela retombe indirectement sur Michel Fano, compositeur et théoricien, qui n'était pas encore connu grâce aux cris de singes des films animaliers et assumait modestement la fonction de preneur de son, tout en donnant ses traits, sauf erreur de ma part, au directeur d'un hôtel. On se doute qu'il préférait déjà Pierre (Boulez) à Michel (Legrand) mais il n'aurait quand même pas laissé passer cela.

Le début est simple et brillant. Au delà de la qualité de jeu du trio, Brion, Trintignant et Raymond Gérôme qui n'est pas en reste, la scène de la rencontre dans la galerie d'art crée une surprise pour le spectateur qui pourra s'en contenter, mais, au deuxième degré ouvre une mise en abyme quant au jeu d'acteur. Quand des personnages se jouent la comédie, l'auteur nous rappelle que nous regardons une fiction. Ce sera un trait de ce film que, derrière une apparence légère et romantique, se tient une composition soutenue.

Après une transition au restaurant pour préciser qui est vraiment qui, on entre dans le vif du sujet avec la scène de la boîte de nuit. Il s'agit, pour l'auteur, de nous faire accepter une situation assez improbable, quoique son artificialité ait été préparée par la comédie précédente.

Par le passé Dominique et François se trouvèrent en vacances sous le soleil de la Méditerranée. François courtisait Dominique mais elle fut séduite par Juan, un diplomate sud-américain, marié et catholique. Pour dissimuler cette infidélité aux yeux de l'épouse de Juan, François et Dominique se firent passé pour un couple alors qu'il n'étaient pas amants. Après cette aventure, Juan s'en retourna dans son pays. Depuis François et Dominique sont restés proches mais le cœur et le corps de Dominique restent fidèles à Juan. Ils sont donc victimes consentantes d'un éternel flirt qui ne trouve de justification que dans le goût qu'il ont tous les deux pour le jeu.

Or Juan revient. Il veut revoir Dominique et s'en est ouvert à François. Nos deux amis conviennent de recommencer ce séjour méditerranéen à l'identique, François se faisant passer pour le compagnon de Dominique, afin qu'elle revoit Juan avec qui ils ont rendez-vous.

Il y a quelque chose d'une comédie shakespearienne dans cet argument, avec l'entremetteur amoureux, le poids du passé, la réécriture du destin, le jeu et les masques. Mais c'est un secret d'auteur dont le spectateur ne se doute pas car, loin du siècle élisabéthain, nous sommes dans une boîte de nuit germanopratine à écouter du jazz. N'était-ce pas l'époque de l'actualisation d'un classique par Vadim ?

Pour faire passer la pilule narrative, dans des plans serrés et intimes, nous avons un festival de jeu d'acteurs. Regards, sourires, têtes inclinées, je joue avec mon verre ou ma cigarette, nous nous éloignons ou nous rapprochons. Si Trintignant est à la limite du cabotinage, par exemple lorsqu’il s'observe caresser ses phalanges avec le cul de son verre de whisky en arborant un sourire rengorgé (plus tard il s'enfoncera un index dans l'oreille en téléphonant à son aimée, arrête Jean-Louis !), Brion en fait aussi beaucoup, mais en gardant une réserve élégante qui la crédibilise. Du coup, elle a rejoint pour moi l'Olympe des grandes actrices, aux côtés, par exemple, de Catherine Deneuve.

Puis les vacances commencent et nous sommes dans une de ces comédies américaines où deux cœurs que tout opposent se rapprochent lentement. Mais l'auteur pousse le bouchon jusqu'au burlesque, avec un duo de touristes asiatiques et virils qui rappellent les Dupond et Dupont, des montages comiques à la Méliès et même une tarte à la crème !

Là, on peut penser qu'il a poussé la citation du clownesque jusqu'à la faute de goût. Mais a y regarder deux fois, derrière la crème se cache encore une astuce compositionnelle. Peu de temps avant, Dominique avait utilisé le savon à barbe de François et s'en était trouvée barbouillée. C'est au tour de François d'avoir sur le visage une crème, qui, cette fois-ci, n'est pas à raser mais chantilly.

Plus que le résultat d'une simple préparation, il s'agit d'un écho ou d'un emprunt, à la musique, de la technique de la variation. On le verra aussi dans la scène de la plage. François est allongé sur le sable, Dominique sort de l'eau et vient le rejoindre. Il est ému. Elle s’assoit à ses côtés. Il ressent un bref malaise qui est peut-être factice car il ne dure pas. Ils se demandent comment occuper leur soirée.

Un autre jour la scène se répète strictement à l'identique mais avec les rôles inversés. Si cela peut nous donner l'impression d'un exercice de style un peu conceptuel, il prend cependant sens, car les émotions étant identiques pour les deux personnages, l'auteur nous prouve que les coeurs se rapprochent.

Ce qui s'inscrit dans une monté d'intensité qui mène inéluctablement ce flirt platonique au lit. Pour amoindrir cette prévisibilité, l'auteur insère une dispute et une tarte à la crème burlesque, avant que la réconciliation ne bascule dans l’alcôve.

Mais l'affaire est plus compliquée car François à menti. Pourtant Juan apparaitra, débarrassé de la présence de sa femme. Sans que l'on voit jamais son visage, il s'incarne dans un splendide sud-américain en costume blanc dont la prestance écrase la fragilité adolescente de François. L'acteur qui joue ce rôle n'est pas crédité. Certains en on déduit qu'il s’agissait de Marc Eyraud, qui apparait au générique. Cela me semble improbable, car il n'avait rien d'un bellâtre, était abonné à des rôles lunaires et interprétait au demeurant le gardien d'hôtel lors d'une étape du couple.

Alors que dire de méchant ? Et bien peut-être que notre couple a dix ans de trop. Il ne s'agit pas d'une critique pour le talent ou le physique des acteurs, qui sont de magnifiques spécimens d'humanité. Mais voilà, ces enfantillages se comprendraient mieux s'il s'agissait d'adolescents ou de jeunes adultes. Lui en "étudiant aux Beaux-Arts" et elle en "jeune fille de la galerie", comme j'en ai déjà vus. Le trentaine acquise et l'aisance financière étant là, on a l'impression de distractions bourgeoises un peu vaines. Mais bon, c'est une comédie, le propre y est de faire l'enfant.

Ce qui renforce cette impression de marivaudage bourgeois est le choix du milieu de l'art. Il semble gratuit car le fait que François soit artiste peintre ne jouera pas. Il est pourtant délibéré car le choix du milieu de l'art crédibilise le marivaudage bourgeois qui semblerait hors de propos pour un couple travaillant, disons, à la Sécu. La comédie bourgeoise fut donc un objectif conscient de l'auteur. Il ne fut pas le seul.

Heureusement, il y a d'autres niveaux de lecture.

Cet éternel flirt, cette installation dans le jeu, n'est-ce pas une manière de s'aimer en repoussant à plus tard la banalisation de la vie de couple ?

J'ai lu qu'il y aurait une dimension autobiographique dans ce scénario. En tous cas, il s'agit d'une ode dédiée à la Méditerranée et à la merveilleuse actrice qu'est Françoise Brion. Gageons que l'auteur n'a pas voulu faire cachetonner sa femme, mais bien lui faire une déclaration d'amour.

J'y vois une dimension féministe aussi. Dominique incarne une femme qui sait se refuser ou se donner, choisir ses amours et distinguer les hommes. Face à elle, François est un enfant lâche, menteur et éploré, mais elle saura lui pardonner.

Il y a presque une dimension œdipienne dans cette relation à trois, avec Juan, dans le rôle du père, lointain et légitime, François, dans le rôle du fils, veule et coupable. Enfin Dominique dans le rôle de la mère, désirable et autoritaire mais magnanime. N'est il pas remarquable que, lors de leur ultime rencontre sur la jetée, l'auteur ait placé François, qui pourtant montait vers elle, sur une marche plus élevée que Dominique. L'adolescent est enfin un homme ! Il domine ! Espérons qu'il n'oubliera pas qu'il doit cette apothéose à la volonté de la femme. Tiens, je viens de faire la psychanalyse de l'auteur. A sa place...

Qu'elle est la part de la direction d'acteur dans tout ces talents, je ne le sais pas. Reste un film simple et beau comme la lumière de l'été, subtil et agréable, merveilleusement joué.

Le-Male-Voyant
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le 26 juin 2025

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