Ne voir en lui que sa qualité de remake, de copie d'un film français sorti vingt ans plus tôt, est une erreur grossière, simpliste et dangereuse. Sorcerer n'est pas une simple resucée du Salaire de la peur. Il n'est pas seulement ça. Il est bien plus que cela. Pur produit des 70's, il porte en lui cette rage à peine contenue, ce pessimisme morbide, latent et tenace, et cette folle insolence qui font douter l'Homme de ses dieux et de sa morale, de ses idéaux et de sa foi. Le Mal est là, virus polymorphe qui contamine les civilisations en profondeur, rongeant insidieusement sa chair tout en faisant chanceler sa raison. Coppola lui dédiera son Apocalypse Now, Cimino son Deer Hunter...Friedkin, lui, en fera Sorcerer, voyage au bout des enfers, au fin fond de la folie, expérience cinématographique éreintante et oppressante.


Évidemment les points de convergences avec l'œuvre de Clouzot sont bien là et sont incontestables : mêmes personnages "âmes damnés", même trou à rat empestant le souffre et la mort, même besoin impérieux d'argent pour espérer survivre et, bien sûr, même boulot suicide, fou et absurde, qui consiste à convoyer en terrain hostile un chargement de nitroglycérine. C'est le salaire de la peur disait le français, le ricain, lui, le prend au mot et perfuse son film de cette peur intense et sournoise : le réalisme n'intéresse pas Friedkin, il prend le parti de dérouter son film à la lisière du fantastique, ou de l'horrifique, afin de retranscrire le cauchemar éveillé de ces hommes, illustrant ainsi avec force la désillusion qui gagne l'Amérique d'alors...


Car au fond, il est facile de voir à travers ce quatuor maudit, empêtré dans une nature malveillante avec suffisamment de nitro pour déclencher un début d'apocalypse, une représentation des États-Unis embourbés dans le conflit vietnamien. D'ailleurs le cinéaste ne se prive pas pour critiquer, d'une manière très explicite, l'impérialisme ricain en désignant comme source de tous les maux, une puissante compagnie pétrolière qui exploite sans vergogne la misère locale et n'hésite pas à envoyer au casse-pipe le pauvre quidam.


S'appuyant sur son expérience dans le documentaire, il élabore son récit avec minutie et un sens du détail sans pareil : le prologue s'étire à outrance, repoussant à la deuxième heure le départ de la course, le début des festivités ! Si Clouzot avait déjà pris son temps pour installer son histoire, Friedkin, lui, dilate à l'extrême ses scènes de présentation, s'accroche à des détails, des gestes ou des comportements, afin que nous puissions avoir une idée précise de la personnalité des principaux protagonistes. Si la méthode peut être déroutante, elle porte ses fruits sur le long terme : perçus comme humains, ces salopards forcenés (homme d'affaires crapuleux, terroriste ou simple malfrat) gagnent peu à peu notre empathie ! C'est seulement à cette condition que nous pourrons vibrer, frissonner ou nous émouvoir de leur périple infernal. Et puis, il faut reconnaître le génie de cette introduction éclatée qui impose vivacité et rythme au récit, tout comme le reste de la mise en scène qui installe une tension croissante qui se traduira par des conducteurs submergés par la peur et l'angoisse.


Le basculement vers l'horreur se fait progressivement, le réalisme pesant du début laisse peu à peu sa place à un univers fou, irréel, cauchemardesque. C'est durant la seconde partie, avec le départ des camions, que Sorcerer prend toute sa saveur. L'ambiance devient soudainement sombre, poisseuse, pesante, les ténèbres envahissent l'écran, et ce coin reclus d'Amérique latine se transforme en enfer terrestre. Pluie, vent, boue... les éléments naturels se déchaînent et mettent à l'épreuve les âmes égarées. Les pièges qui jalonnent le parcours sont nombreux et exaltent d'autant plus la dangerosité de l'expédition : sentiers escarpés, chutes d'arbres, pont branlant ...


Comme il a pu le faire avec The Exorcist, mais avec des effets spéciaux plus sobres, Friedkin joue sur nos attentes et nos peurs, et élabore avec talent un univers flirtant insidieusement avec le surnaturel. C'est là où la scission avec Le Salaire de la peur est définitivement actée. Par l'intermédiaire d'un montage vif, soutenu par les envolées hypnotiques de Tangerine Dream, les camions se transforment en monstres d'acier. Le sentiment d'étrangeté monte d'un cran avec ces machines qui s'ornent de peinture de guerre, de denture ou de visages effrayants. Une fois les noms donnés, Sorcerer et Lazaro, les camions laissent leur place à des êtres démoniaques : les vues en contre-plongées impressionnent, le jeu des lumières sous une pluie battante renforce l'impression spectrale ; le cauchemar ne fait que commencer. Friedkin joue malicieusement avec ses plans et ses angles de vue, et exalte le chaos. La scène la plus remarquable demeurant le passage du pont suspendu, durant laquelle l'équilibre précaire de la structure et la position improbable du camion renforcent l'impression cauchemardesque. Le summum interviendra peu avant le dénouement final, avec la vision hallucinée d'un paysage lunaire, minéral, presque surnaturel. Son passage revient à traverser le territoire des morts, anéantissant brusquement tout sentiment d'espoir et de rédemption.


S'appuyant sur une interprétation de qualité (même si Scheider en fait un peu trop, il demeure très convaincant), une construction pointilleuse et une mise en scène formidablement inspirée, Sorcerer tient plus de l'œuvre originale que du simple remake. C'est aussi bien un film d'aventures qu'un thriller horrifique ou fantastique. C'est une fable sombre, âpre, sans morale et sans illusion, comme peuvent l'être les États-Unis à la sortie du Vietnam.

Créée

le 9 nov. 2021

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Procol Harum

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