Histrionisme maladif VS Principe de réalité

Quentin Dupieux nous revient avec ce qui semble être, a priori, un nouvel ovni dans la droite lignée de son désormais célèbre Rubber. Mais si le Daim se démarque de par son excentrisme, il n’en demeure pas moins une subtile métaphore des individus, où toute incongruité semble dissimuler un sens précis, se fondant dans une symbolique omniprésente.


A mes yeux, le film devient ainsi une double réussite. D’un côté, même décorrélé de tout second degré de lecture et de toute interprétation, il s’agit d’une comédie des plus efficaces, portée par un excellent Jean Dujardin et un absurde tout aussi drôle que déconcertant. De l’autre, le film nous propose un contenu dont le décryptage débouche sur un commentaire social pertinent et caustique.


Ce deuxième aspect étant difficilement abordable sans évoquer et analyser certains éléments de l’œuvre, je mets donc la suite de cette critique en spoiler.


Selon moi, le point de départ réside en l’obsession de Georges pour sa propre image et son désir de singularité au sein de la société. C’est pourquoi jette-t-il sa veste dans les toilettes, à l’instar d’un costard que tous les travailleurs de bureau pourraient porter, et la troque-t-il contre un blouson en daim unique (garantissant qu’il est spécial). Le film met d’ailleurs un point d’honneur à régulièrement montrer son protagoniste regarder son propre reflet ou à croire que l’on parle de lui, mettant en évidence cet histrionisme dont il est ici question.


Mais celui-ci s’étend au-delà de Georges. L’un des acteurs qu’il sollicite afin de dérober son blouson est également montré en train de se regarder dans le rétroviseur de la moto, et de se recoiffer. Denise pour sa part, comme aveuglée par le fait d’être choisie par notre (anti)héros, fait preuve d’une suspension d’incrédulité totale à ses propos, en dépit de leur invraisemblance et de la grossièreté de ses mensonges. Elle ne retrouvera un semblant de lucidité que lorsqu’elle fera pleinement partie de son délire. Cet autocentrisme malsain est ainsi placé au cœur du film.


Malsain, mais aussi dévorant, à l’instar de la panoplie en daim de plus en plus complète de Georges à l’obsession grandissante, qui souhaite finalement devenir le seul à porter des blousons en allant jusqu’au meurtre. De son côté, Denise retire de plus en plus d’argent tandis que son voyeurisme et son désir de prendre part à quelque chose de spécial et unique se démultiplient.


Cette bulle dans laquelle s’enferment les personnages est d’autant plus mise en évidence par l’anachronisme dont Dupieux fait habilement usage. La vieille voiture du protagoniste induit en erreur sur la temporalité du film, ce que l’on croyait être des francs étaient en réalité des euros, l’ordinateur évoqué au bar par Denise, dont elle se sert pour le montage, se révèle être une antiquité lorsqu’elle sombre à son tour dans ce délire.


Il existe ainsi une rupture entre la réalité et la perception des individus, et le retour à la réalité est quelque chose de fatal. Ce regard extérieur, des autres, est notamment illustré par le jeune garçon observant passivement Georges. Ce dernier ne supporte pas d’être vu à l’aune d’un prisme totalement différent que celui qu’il s’est construit. Cette confrontation avec la réalité intervient également lors de son passage chez le banquier, où il exprime toute sa frustration face à la claque qu’il a pu recevoir en voyant son compte bloqué.


D’après Dupieux, cette claque peut dès lors s’avérer métaphoriquement fatale, en ce que Georges finit abattu par le père du garçon, comme tué par le regard extérieur et la société auxquels il est impossible de se soustraire. Le principe de réalité annihile en définitive celui qui n’a vécu que selon le principe de plaisir. Le réalisateur semble même aller plus loin dans son propos, puisque le générique dépeint notre protagoniste au milieu d’un troupeau de daims. Dans sa quête d’unicité exacerbée et inconsciente, il n’était qu’un parmi d’autres, devenu daim véritable en dépit de lui.


De son côté, Denise fait preuve d’indifférence à la mort de son ancien acolyte, focalisée sur sa personne et son propre projet. Tout comme Georges avait ignoré la mort du réceptionniste, lui dérobant même son chapeau…


Derrière ses airs loufoques et comiques, se dresse peut-être un portrait terriblement réaliste de l’individualisme rampant. Un beau tour de force de la part de Quentin Dupieux.

Phaedren
8
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le 12 mai 2020

Critique lue 227 fois

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