En montrant à la France de 1947, deux ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'histoire d'un poilu trompé par sa femme pendant la Première, le scandale ne se fit pas attendre. Malgré les encarts initiaux précisant qu'il s'agit du récit d'une "impétueuse et cynique jeunesse", pas nécessairement représentatif, les esprits s'étaient autant échauffés que lors de la sortie du roman dont il est l'adaptation, paru en 1923. En prenant clairement le parti de la jeunesse adultère contre celui des adultes "responsables", en donnant à voir une passion romanesque entre une femme esseulée et un jeune adolescent de 17 ans qui appréhendent tous deux le retour du mari parti au front, "Le Diable au corps" propose quelque chose d'assez étranger à la morale traditionnelle. On n'a aucun mal à saisir le caractère sulfureux d'un tel film à l'époque.


Un peu à l'image de "La Traversée de Paris", Claude Autant-Lara jette un pavé dans la mare de l'ordre social en multipliant les provocations. Une protagoniste qui se réjouit de l'annulation des permissions de son poilu de mari, de nombreuses critiques de la guerre (sans réellement élaborer, comme l'adolescent qui s'exclamera sur le sujet "c'est trop facile !"), autant de positions doucement blasphématoires, voire antipatriotiques, en 1947. Il y a même entre les deux amants, à partir d'un moment, un amour vécu de manière radicalement égoïste du point de vue extérieur. Le retour du mari résonne comme une punition, et tout empêchement comme un soulagement. Cette perspective trouve sans doute son sens et son apogée au moment où l'armistice est annoncé : la population française est en liesse alors que les amants au bord de la rupture restent en état de choc. Comme dans "L'Adieu aux armes" de Frank Borzage, l'armistice a le goût amer du deuil pour les deux protagonistes, et leur silence hébété se fait d'autant plus bruyant lorsqu'il se retrouve noyé dans les cris incessants liés à la victoire.


Il y a peut-être aussi la volonté d'alimenter un certain réalisme poétique, en se positionnant au plus près des passions. Au milieu de la désapprobation générale qui condamne sa liaison, l'adolescent est au cœur d'une errance sentimentale, parfois enfantine, parfois adulte. On peut par ailleurs supposer que la séquence au cours de laquelle les amants rivalisent d'imagination au sujet de leur suicide, point d'honneur de leur relation bientôt enterrée par la force de l'Histoire censé être le point de rupture mélancolique du film, n'a pas le souffle romanesque du matériau d'origine. Certaines caractéristiques typiques des années 40 dans l'interprétation et l'esthétique pourra également en lasser quelques uns. Mais la charge émotionnelle de l'ensemble, à l'intérieur du film (amoureuse) comme dans la volonté (iconoclaste) de son réalisateur, vaut bien le détour.


[AB #103]

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le 7 juil. 2016

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Morrinson

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