"Essayez, si vous le pouvez, d’arrêter un homme qui voyage avec son suicide à la boutonnière…" Jacques Rigaut, l’auteur de ces lignes, avait du répondant. Le 6 novembre 1929, dans une clinique de Châtenay-Malabry, en pleine cure de désintoxication, il se tira une balle dans le cœur. Ainsi disparaissait, à trente ans, l’une des plus fascinantes figures du dadaïsme. Tous ceux qui l’approchèrent en ont témoigné : ce dandy glacé forçait l’attention par une détermination rare à accorder les actes aux pensées. Rien, dans ce suicide, d’un geste hâtif volé à quelque accès de désespoir. Mais la logique farouche de la vocation et le besoin éperdu, Dada oblige, d’assumer dans leurs ultimes conséquences le refus et la dérision. Pierre Drieu la Rochelle était l’ami de Rigaut. Écrivain par excellence de la contradiction, agent double de sa propre conscience, ce chantre de la décadence et des causes perdues — pouvait-il en rêver de plus amère que la collaboration ? — devait à son tour se donner la mort à la Libération. Si Le Feu Follet, récit à peine romancé par Alain Leroy interposé, demeure l’un de ses textes les plus achevés, c’est parce qu’il pèse de tout le poids d’un vécu anticipé. Rigaut, Drieu et, par voie de conséquence, Leroy : une même marginalité où s’affirme ce penchant de la bourgeoisie, lorsqu’elle atteint à un certain niveau de lucidité, pour hâter sa propre annihilation. Voilà peut-être ce qui a attiré Louis Malle. Aux profits faciles des industries sucrières (les Béghin-Say), ce fils de la haute, du paternalisme social, de positions politiques conservatrices et d’une éducation catholique stricte a vite préféré les aléas acides de la pellicule. Mais il n’a jamais cherché à renier ses origines. Le couple floué d’Ascenseur pour l’échafaud, l’épouse scandaleuse des Amants, la star désemparée de Vie Privée, l’anarchiste sarcastique du Voleur voire, au second degré, les zombies lunaires de Zazie dans le Métro, voilà sa vraie famille. Signe distinctif : le néant. Et à la boutonnière, le crêpe de la solitude dont ces errances vaines donnent l’inquiétante mesure. Famille trouvant en Alain Leroy son modèle et son exemple.


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La secrète parenté entre l’univers du cinéaste et celui du romancier éclate déjà dans la qualité, l’intelligence, la richesse de l’adaptation. Si Malle conserve l’essentiel du livre, il le recrée pour le faire sien. Par légères touches, par inflexions successives. Premier glissando : l’époque. Il y avait du Fitzgerald chez Drieu, du Gatsby chez son Leroy. Paris exhalait dans ses pages le parfum suranné des Années Folles. Malle transpose le contexte et remplace Montparnasse par Saint-Germain, la Coupole par le Flore. À chaque âge de la capitale ses villages. Le "vice" du protagoniste baudelairien n’est plus la drogue mais l’alcool. Est-ce l’ombre vigilante de la censure qui a imposé cette légère entorse à la logique de la destruction ? Peu importe, Ronet rétablit l’équilibre. L’Alain de Drieu était sec, lointain, muré dans son obsession de l’argent. Celui de Malle, désarmé, vulnérable, en perdition, suscite l’empathie. Dernière translation, et non des moindres : dans le roman, le héros exprimait quelques bouffées d’espoir, velléitaires et maladroites. Le cinéaste gomme, épure, débarrasse la fiction des scories qui pouvaient l’engager dans les bas-côtés du doute. Pris au piège atroce d’une impossibilité viscérale à trouver sa place dans un environnement qui le rejette tout autant qu’il le refuse, un homme a décidé d’en finir. La mort est bien l’ultime solution pour réprimer un perpétuel bâillement devant sa propre image ou celle des autres. La vie ne vaut pas la peine d’être vécue, et se tuer c’est enfin exister. La voie choisie par Malle est celle du détour et d’une pratique résolument elliptique, parce que le trajet suivi par le film recoupe celui du personnage : elle ne fait pas la lecture d’un symptôme mais transmet l’endurance d’un fait. Son dernier vagabondage mènera Alain aux portes de sa vérité. En trois étapes : avenir, présent, passé. Ramassées en quarante-huit heures et conjuguées dans cet ordre, donc à l’envers. Mais c’est aussi de cette inversion dont il ne peut se défaire, de son refus à s’arracher à l’adolescence que meurt cet enfant triste égaré dans un monde désespérément adulte, où tout se compte et se mesure.


L’avenir, c’est Lydia. Le prologue donne le ton. Une aube triste diluée dans une chambre d’hôtel minable. Si chaque plan dégage une émotion si poignante, c’est parce que Malle trouve d’instinct la juste distance. Plus près, ce serait le danger de la complaisance ; plus loin, celui de l’indifférence. Question de dosage, de point de vue interne et externe au récit, d’entre-deux constant. Il ne faut ni plaindre ni disséquer mais comprendre, c’est-à-dire aimer. La caméra cerne le visage de Maurice Ronet, encore beau bien que déjà marqué par les stigmates du désenchantement. Rarement l’énergie et la volonté réclamées pour se lever d’un lit, pour embrasser une femme, pour continuer à vivre auront parues si surhumaines chez un acteur. Est-ce vraiment une légende que le bruit voulant que ce film fut aussi l’histoire de son double, le moyen de se débarrasser de ses peurs, de ses doutes, de ses anxiétés ? Légende ou pas, on peut penser que revivre, plutôt qu’interpréter — le terme est ici dérisoire — le suicide du personnage, c’est tuer en lui le jeune homme qui se refusait pareillement à vieillir. Comment oublier ce corps fatigué, ces traits bouffis, empâtés, cette voix sourde et éraillée, ces gestes furtifs qui collent aux objets comme s’il pouvait reconnaître quelque mystérieuse chaleur éteinte du contact avec la matière, ce regard absent qui ne s’éclaire qu’à de rares moments, ceux où il implore ? Si Lydia acceptait de rester, tout serait peut-être encore possible. Mais comme Dorothy, l’épouse lointaine, elle est l’image de la vie qui passe, fugitive, et se dissout dans de dérisoires escales. Elle renvoie le héros à sa réalité. Car le monde vu par les yeux d’Alain est incolore, d’une blancheur sans éclat, trop lisse pour pouvoir s’y accrocher. Même les frissons, les souffles qui rôdent autour de lui, les cris d’enfant dans un jardin, les draps offerts au soleil sur le rebord d’une fenêtre, la majesté des parcs et la turbulence des rues, n’ont aucune prise sur sa perception anesthésiée de l’existence.


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Vient le présent. La clinique où, à défaut de paix, il peut trouver le repos dans la fraternité complice des réprouvés. Et puis il y a sa chambre douillette, son refuge. Tout autant mansarde d’étudiant que malle des Indes ou cache-misère. Des bibelots, des photos, des coupures de presse punaisées au mur, des valises dans un coin. Un échiquier, partie engagée. Sur le miroir, une date inscrite au magic marker : 23 juillet. Le mat n’est pas loin. Échec au roi. C’est qu’on ne veut plus de lui. Qui permet à ce médecin de décider qu’Alain est guéri, qu’il a en lui assez de force pour desserrer l’étau qui le broie, alors que c’est justement sa volonté qui est malade ? Le roi, comme un fou, prend alors la tangente. Le temps d’une journée et d’une nuit, Alain va chercher auprès des images de son passé les dernières raisons de ne pas mettre fin à ses jours. Vainement. Charlie, le barman de l’hôtel où il habitait naguère ; Dubourg, le complice d’antan enfoui désormais dans la tiédeur de l’amour comme un cochon dans sa bauge ; Eva, la seule peut-être à le comprendre ; les frères Mainville, terroristes de café perdus dans des rêves fous d’Algérie française ; Solange, l’insupportable inconscience de sa jeunesse ; Milou, son double furtif. Mais personne ne peut rien pour lui, tout dialogue est voué à l’échec. Malle éclaire alors au plus près le désarroi de sa génération : une lassitude précoce, un dégoût de la facilité donnée en héritage par des aînés dont n’apparaît que la médiocrité ou la faiblesse. La fêlure est douloureuse et le fracas de la croyance importe plus que son objet : l’OAS, la volonté de puissance, le culte de l’argent et des femmes. Reflet presque exact de l’anarchisme de droite qui fut si cher à la Nouvelle Vague, Rivette excepté. Le défilé de ce que l’auteur identifie comme les diverses formes de l’action n’est qu’un carrousel navrant d’intellectuels désabusés ou rangés. Tous ces misérables fantoches engoncés dans leur égoïsme, leur tartufferie ou leur snobisme sont plus ou moins ridiculisés par le protagoniste extralucide qui leur demande somme toute — acte socialement insurrectionnel — de lui faciliter la tâche.


Troisième volet du périple, le retour d’Alain à Paris accentue un imperceptible crescendo. La description du milieu noctambule, où s’opposent et s’ajoutent toutes les nuances du spectre lumineux de l’ombre, du blanc des néons au noir des smokings, impose Malle en peintre remarquable de la nuit urbaine. Alain prend congé, dignement. Comment supporter l’humiliation du verre de la rechute ? Comment tolérer la morgue satisfaite de Brancion, les certitudes dérisoires des Dubourg, la gentillesse évanescente de Solange ? Adieu Solange. Retour à la chaleur du ventre maternel dont il n’aurait jamais fallu sortir. "La vie ne va pas assez vite en moi, alors je l’accélère, je la redresse", disait-il un peu plus tôt. C’est très exactement ce que représente son suicide. Un redressement de son désir, une remise up-to-date, un compte réglé avec le temps en une seconde de vertige qui est aussi une domination désespérée, unique, de l’instant. Leroy est composé de trop de sédiments arrachés à des êtres humains pour ne pas palpiter d'une vie à laquelle sont étrangers les artifices ordinaires de la pure création intellectuelle. C'est à ces voix entrecroisées qui disent toutes la même chose, à ces invites qui se fondent en une appel unique que le film doit son pouvoir d'envoûtement, son charme morbide auxquels il est difficile de rester insensible. Chaque détail étant apposé comme un gage de sollicitude, on en sort moins accablé qu’étreint par la mélancolie radieuse donnée par les images de la beauté et de la vérité. Il fallait trouver un parfait halo musical pour envelopper la lente et taraudante marche aux supplices d’Alain, et le cinéaste ne pouvait mieux choisir que l’une des Gymnopédies d’Erik Satie. Difficile d’écouter ces notes apeurées sans que vienne s’inscrire en surimpression le sourire épuisé de Ronet. Complicité absolue entre un écrivain, un musicien, un acteur et un metteur en scène. Superbe alchimie que le cinéma lorsqu’il s’appelle Le Feu Follet, ce film sobre, feutré et grave qui va droit au cœur. Le meilleur de Louis Malle, dont la préoccupation renvoie ici à l’essentiel : la quête angoissée du sens de la vie.


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Thaddeus
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le 27 déc. 2020

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