La marque d'un bon film d'animation réside, entre autres, dans sa capacité à insuffler de la vie dans des personnages virtuels, à nous faire oublier qu'ils et elles n'existent que sous des formes abstraites, informatisées ou inanimées.
De toutes les formes d'animation, le pantin de bois compte certainement parmi les plus primitives : Des fils partout qui les renvoient constamment à leur état de personnages contrôlés par des mains humaines ; des visages figés et inexpressifs ; une restreinte dans la palette de mouvements, et forcément très peu naturels...
Nous sommes bien plus habitués au style d’un Jim Henson ou à la technique du stop-motion. Les films qui utilisent ce type de marionnettes à fils doivent se compter sur les doigts d’une main.


On ne peut donc qu’être dubitatif face au « Fil de la Vie » et s’interroger sur le raisonnement d’un réalisateur d’utiliser cette technique, surtout considérant la logistique impressionnante derrière pour réaliser quelque chose de convaincant. Pourquoi utiliser des marionnettes alors que les techniques d’animation actuelles permettent de créer des marionnettes et d’en retirer les fils qui les restreignent, tout en conservant ce côté inanimé ?


Dans un spectacle sur scène ou à petite échelle, il est aisé de se laisser emporter par l'atmosphère qui règne dans la salle, et la fougue de la narration et l'énergie des marionnettistes nous font rapidement oublier l'aspect inerte des personnages.
Dans un film, il est plus difficile d'oublier leur état de marionnettes, ce qui s'en ressentira forcément sur l'immersion.


« Le Fil de la Vie » vient balayer d’un revers de la main mes préconceptions sur le concept dès les premières secondes. Après quelques instants d’introduction où nous est dévoilé l’ampleur du dispositif d’animation mis en place, j’ai été plongée en un instant dans une œuvre absolument unique.


De fait, le film dégage une harmonie incroyable entre chacun des éléments qui le composent.


Le génie du concept du « Fil de la Vie » réside justement dans la pleine utilisation de ce concept. Les personnages sont conscients d’être des êtres liés par des fils au ciel, et ceux-ci font partie intégrante de leur système de vie, de pensée, dans leur croyance, leur spiritualité, ainsi que leur architecture.
Il ne s’agit pas d’un simple tour de passe-passe ou d’une logique mercantile pour nous vendre une histoire, mais d’une logique raisonnée poussée à son maximum. Paradoxalement, si j’étais consciente tout du long des fils qui les reliaient au ciel, les personnages m’apparaissaient pleinement vivant, dans un monde vaste et riche, avec une histoire ancienne dont on n’a eu l’occasion d’en approcher seulement un minuscule aperçu.
Le world-building se révèle simplement fabuleux et compense largement l’histoire assez classique. Néanmoins, il s’agit du choix parfait à mon sens pour mettre en valeur le travail technique et montrer les possibilités d’un monde composé d’êtres si particuliers mais dont on ressent immédiatement la vie et les émotions. De plus, les manipulations politiques rajoutent une couche de réflexion supplémentaire sur la nature de ces êtres, reliés par des fils à une dimension divine qu’ils ne saisissent pas vraiment et dont ils se sont peu à peu détachés au fil du temps. Pour peu qu’on se pose un moment, il y a une richesse certaine dans la simplicité de l’histoire, et c’est ce qui fait d’ailleurs les grandes histoires à mon sens. Plusieurs scènes touchent au cœur par la tragédie qu’elles dégagent, mais aussi par l’amour qu’on ressent dans les relations entre les personnages.
On ressent à tout niveau la vie qui se dégage de ces fils, indéniablement.


Les marionnettes étant dénuées d’expressions complexes, le travail sur l’aspect sonore s’avérait primordial pour créer l’atmosphère appropriée afin de transmettre l’émotion à l’écran. La bande-son atteint cette balance difficile où elle se révèle mémorable sans supplanter l’aspect visuel. J’ai été surprise plus d’une fois en ressentant la puissance de certains passages musicaux, qui touchent juste au bon moment.
Plus encore peut-être, la qualité du doublage français atteint un niveau d’excellence qu’on ne constate plus que rarement dans les long-métrages actuellement. Même avec des visages figés, les acteurs et actrices mettent tout leur talent afin de faire ressentir la tristesse, la colère, la peur, le désespoir, et l’amour qui se dégagent de ces morceaux de bois. Adeline Chetail confirme à nouveau tout son talent dès son plus jeune âge, et c’est toujours autant un plaisir de l’entendre dans une version française.


« Le Fil de la Vie » n’oublie pas non plus d’être un film. Loin de se reposer sur son originalité et sa puissance sonore, j’en retiens des visuels qui m’ont coupé le souffle quasiment tout du long. Le monde semble gigantesque, avec une grande profondeur de champ. Le travail sur la lumière met en valeur aussi bien les pantins que leurs émotions. Les fils sont filmés pour rendre toute leur puissance évocative, et c’est particulièrement frappant quand on pense que leur vie est si exposée à toute sortes d’éléments.
La réalisation se montre tour-à-tour posée, contemplative et dynamique. Le choix des plans met en valeur non seulement les superbes décors dans lesquels évoluent les personnages, mais surtout l’émotion qui se dégage des regards des marionnettes.
Malgré les traits inamovibles, le travail sur le regard, la façon dont les marionnettistes déplacent les yeux, les petits mouvements de la tête, la position du visage… La vie jaillit de tous ces petits détails, du choix de cadrage, le positionnement de la caméra… Le résultat est immersif et impressionnant, on en oublie qu’on regarde des morceaux de bois inanimés malgré que tout nous le rappelle constamment.
Un grand film en soi dans ce qui fait la force d’une histoire cinématographique, et qui met en valeur son histoire, ses thèmes et ses personnages.


« Le Fil de la Vie » repose sur une alchimie incroyable et une maîtrise époustouflante. Je suis ressortie de mon visionnage avec l’envie d’en apprendre davantage sur ce monde, de revoir cette technique de fils utilisées de nouveau à son plein potentiel, et des réflexions plein la tête.
Plus que cela, j’ai ressenti un émerveillement et une ouverture de mes horizons comme je n’en avais pas ressenti depuis longtemps en animation.
Un très grand film, qui ne plaira sans doute pas à tout le monde de par son concept jusqu’au-boutiste et l’émotion particulière qu’il dégage, mais qui possède tout le talent et les qualités pour conquérir de nouvelles sensibilités.
Définitivement une de mes meilleures expériences de ces dernières années, merci Nick_Cortex.

Therru_babayaga
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le 3 sept. 2020

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Therru_babayaga

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