Film bicéphale labyrinthique déplumant une mélopée introspective, « Le Garçon et le Héron », au cours de sa première heure — la plus belle — laisse délicatement se dévoiler son aspect fantastique au travers de la troublante figure du héron. Chacune de ses apparitions — du moins dans la première heure, alors qu’il est encore synonyme de mystère — est l’occasion de fendre le cadre, de troquer le plan fixe pour un véloce panoramique, de saturer le son via le bruissement des ailes, d’accélérer la cadence de l’animation alors que l’oiseau s’approche toujours plus dangereusement de l’écran, frôlant, caressant le spectateur, éloignant notre jeune héros de l’environnement idyllique dans lequel il évolue. Le caractère travesti de l’animal se dévoile, paradoxalement, de façon relativement discrète : alors qu’on le voit en profondeur de champs au travers d’une fenêtre, des dents apparaissent au creux de son bec ; plus question alors de spéculer sur les intentions de l’animal, mais sur ce qu’il est, d’où il vient (rappelons que Miyazaki a voulu une promotion sans aucune bande annonce, sans aucun extrait, ne dévoilant rien de l’intrigue et alimentant les interrogations). Ainsi, « Le Garçon et le Héron » se tisse dans une retenue toute grandiloquente que l’on attribuerait volontiers au paternalisme borgésien englobant nombre d’obsessions de Miyazaki — notamment le labyrinthe, mais aussi l’absence de repères géographiques accompagnant de longs glissements vers des mondes alternatifs souvent mortifères et rigoureusement encadrés par des lois absurdes. Empreint de teintes grisâtres, « Le Garçon et le Héron » ne fait pas exception, semblant même parfois gratuit dans sa manière de nous faire passer d’une pièce à une autre, ouvrant des portes sans forcément donner de clefs. On pourrait voir là volontiers l’acte radin d’un cinéaste accompli, mais reste qu’affirmer une telle chose serait omettre le caractère profondément crépusculaire de ce film doté d’une apparence testamentaire. Car le monde alternatif où nous emmène ici Miyazaki n’est autre que celui des morts, comportant la silhouette liquéfiée de la mère de notre héros ; des petites créatures vespérales, les wara-wara (?), qui ne sont autre que les âmes des humains pas encore nés ; des perruches-bouchères et des pélicans assoiffés de sang… Et enfin un vieux sage équilibriste, avatar assumé de Miyazaki, gouvernant cet univers en le faisant reposer sur des constructions géométriques, et se cherchant au passage un successeur. Car le déchirement est aussi là : celui d’un vieux crouton voyant s’effondrer son château de carte, à savoir cet univers où Miyazaki a rassemblé de nombreux éléments présents au sein de ses films antérieurs : on reconnait dans « Le Garçon et le Héron » un bestiaire rassemblant nombre de motifs entrant en résonance avec « Le Château dans le Ciel » (1999) (la révolte), « Le Voyage de Chihiro » (2001) (l’absence de repères), « Mon Voisin Totoro » (1988) (la perte d’un parent, les visions mortifères), « Ponyo » (2008) (les petites créatures flottantes, la vague) ou même plus récemment « Le Conte de la Princesse Kaguya » (2014) d’Isao Takahata. Des motifs ici voués à l’effondrement, donnant l’impression de voir là un film volontairement déstructurant : l’image poétique et fantasmatique que l’on se faisait du héron, au début, se voit réduite à un gnome farceur dont les apparitions ne convainquent que par intermittence. Dans le documentaire « Never-Ending Man » (2019), Miyazaki disait « faire un film, c’est changer le monde, même si rien ne change » : et si ce héron pouvait être une métaphore de ce monde déchiré que l’on essai sans cesse d’embellir avant que notre regard adulte ne force la constatation de sa décrépitude ? « Le Garçon et le Héron », immense récit remarquablement aérien, s’achèverait donc sur une note sobrement élégiaque dans l’austère manoir familial, après avoir conduit un véritable best-of miyazakien vers son auto-destruction… Un peu à la manière d’un chant du cygne que l’on aurait consciencieusement rempli de maintes promesses vaines. Un courageux aveux d’échec rimant avec une magistrale envolée onirique et foisonnante : quatre-vingt deux ans, et toujours un sacré équilibriste.