Au début des années 60, après avoir réalisé quelques grands succès du chanbara (le film de sabre japonais) comme La Forteresse cachée ou le légendaire Les 7 Samouraïs, Akira Kurosawa décide de revenir au genre pour un nouvel opus intitulé Yojimbo, ou Le Garde du corps en français. Kurosawa le souhaite fortement inspiré du western, en grand fan de John Ford qu’il est. Pourquoi pas ! Après tout, John Sturges s’est bien inspiré de ses 7 Samouraïs pour donner vie aux 7 Mercenaires. Yojimbo raconte ainsi l'histoire de Sanjuro, un étrange ronin (samouraï sans maître) qui arrive dans une ville déchirée par les conflits entre deux clans qui se livrent une guerre sans merci. Notre mystérieux héros y voit là l’occasion de transformer ce terrain de jeu en échiquier géant, se ralliant successivement aux deux clans afin de précipiter leur chute et sauver les villageois de leur joug.
Sanjuro est très éloigné des vertus habituelles que l’on est en droit d’attendre d’un samouraï. Bourré de contradictions, il n’est pas guidé par des idéaux et ne répond qu'à sa propre loi, comme le John Wayne de la grande époque. Profitant de la situation qui empoisonne les deux clans, Sanjuro se décide à prendre partie uniquement lorsque l’innocence est en danger. Ceci dit, notre héros ne fait pas dans le sentimentalisme. C’est un tueur froid et méthodique, capable de vous pourfendre d’un coup de sabre sans sourciller. Dans le rôle de cet anti-héros avant l’heure, Toshiro Mifune, acteur fétiche du cinéaste, habite chaque plan où il apparaît au point de se demander s’il n’a pas bouffé du charisme au petit déjeuner. Son aura est digne du Clint Eastwood de Pour une poignée de dollars de Sergio Leone, remake non-avoué de Yojimbo. Ceci aboutira d’ailleurs à un procès et à quelques royalties du western spaghetti pour Kurosawa. De leur côté, David Desser et le critique Manny Farber affirment que Yojimbo est déjà une transposition dans le Japon féodal du roman noir La Moisson rouge de Dashiel Hammett, dans lequel le détective Continental Op se retrouvait au cœur d’une guerre des gangs aux enjeux similaires.
Mais revenons au film de Kurosawa ! Le "Yojimbo" du titre n’est ni plus ni moins qu’une des incarnations la plus épurée de l’archétype du héros solitaire. Pour comprendre de quoi on parle, il faut revenir à l’ouvrage de référence, Le Héros aux 1000 visages (ou 1001 visages selon les traductions) de Joseph Campbell. Avec sa théorie dite du monomythe, Campbell avait conclu que tous les récits épiques, d’où qu’ils viennent, répondent à une structure identique. Le parcours du héros, découpé en 3 actes, reste inchangé :
1/ la séparation du groupe,
2/ l’aventure en solitaire dans le pays sauvage,
3/ la réintégration dans la société.
Mais pour le héros solitaire, la structure est quelque peu inversée : l’acte I décrit l’arrivée dans le groupe ou la communauté ; l’acte II illustre sa participation dans les guerres intestines de la communauté ; et dans l’acte III, il retourne à sa solitude, ne profitant jamais des bénéfices de son action. Ainsi, derrière cet archétype parfaitement incarné par Yojimbo, on retrouve des films comme Django de Sergio Corbucci et Dernier Recours de Walter Hill avec Bruce Willis, qui reprennent les mêmes canevas et personnages pour les transposer dans un univers de western fantasmé pour l’un et en pleine prohibition pour l’autre. Si on gratte un peu plus, on retrouve l’archétype de Yojimbo dans Il était une fois dans l’ouest et les autres westerns de Leone, Mad Max 2, New York 1997, Léon, L’Homme des hautes plaines de Clint Eastwood ou encore Drive de Nicolas Winding Refn avec Ryan Gosling. Quelques exemples parmi tant d’autres de héros patibulaires dont le mystère qui les entoure nous interroge quant à leur condition d’être humain tant ils ressemblent à des anges gardiens, descendus sur terre le temps d'une mission avant de disparaître sans laisser de trace.
Yojimbo a eu droit à une suite intitulée Sanjuro, réalisée à nouveau par Akira Kurosawa. À noter que le personnage est également apparu dans le cross-over Zatoichi contre Yojimbo, dans lequel il affronte de célèbre combattant aveugle japonais.