Pour un enfant, l’une des choses les plus longues à construire est sans doute la conscience du temps. Il faut d’abord apprendre le présent, le passé et le futur. Puis vient l’étrange exercice de les hiérarchiser, de différencier le proche du lointain. Enfin, pour chaque époque, on fixe des repères : des silhouettes, des chansons, des noms propres qui s’impriment dans la mémoire. Dans mon enfance, il y avait un repère : "le temps de Louis de Funès". Une époque où sa silhouette agitée, ses grimaces, ses claquements de voix faisaient parti d'un monde. Et parmi les images les plus anciennes de ma mémoire télévisuelle, Le Gendarme de Saint-Tropez occupe une place à part.
Difficile d’aborder aujourd’hui ce film autrement que comme une œuvre populaire. Il faudrait s’abstraire de toutes ces soirées d’été passées en famille, de ces diffusions télévisées devenues rituelles, de ce succès inattendu (plus de huit millions d’entrées) et, surtout, de cette idée fixe : "le film qui fit de Louis de Funès une star".
Mais si l’on gratte un peu sous la nostalgie, on découvre un film bien plus riche qu’il n’y paraît. Car Le Gendarme de Saint-Tropez, au-delà de sa fonction comique, est un reflet précis d’une France en transformation.
Tout commence par une anecdote : Richard Balducci, en repérage à Saint-Tropez, se fait voler sa caméra. À la gendarmerie, il rencontre des figures si grotesques qu’il décide aussitôt d’en faire un film. Douze pages de synopsis, retravaillées ensuite par Jean Girault. Après les refus de Darry Cowl et Francis Blanche, le rôle revient à Louis de Funès. Bien lui en a pris : Cruchot devient instantanément un personnage marquant, lâche avec les puissants, tyrannique avec les faibles.*
Dès lors, tout tourne autour de lui. Girault comprend vite qu’il faut le laisser improviser. Certaines scènes cultes comme la pétanque, "une poule sur un mur", l’arrivée en fanfare à Saint-Tropez ne figuraient pas dans le scénario. Il fallait lui donner l’espace, lui fournir des partenaires dociles, des pour que De Funès brille. Michel Galabru est appelé en renfort, de même que Christian Marin ou Geneviève Grad.
Cette liberté donnée à De Funès produit une énergie burlesque parfois dépassée. Même si certains gags ont vieilli, le jeu de De Funès, lui, ne vieillit pas. Et sans lui, posons la question franchement : aurions-nous accepté ce portrait de cette jeunesse ? Cette fin grotesque avec Cruchot en Thierry la Fronde ? Ce happy end où Nicole devient mère de jumeaux sans crier gare ? Probablement pas. Mais avec lui, tout passe. Tout devient énergie, vitesse, intensité.
À sa façon, Le Gendarme de Saint-Tropez est un petit témoin d’histoire sociale. On y voit une France en pleine bascule : celle des années 60, entre ruralité déclinante et le monde la modernité. La première scène, en noir et blanc, évoque cette vieille France rurale, où l’on mène les chèvres à l’église. Puis, soudain, les couleurs jaillissent : Saint-Tropez. Une ville désormais citadine, envahie de touristes, où la société des loisirs s’impose. Le contraste est saisissant : l’ancien monde s’efface, un autre prend place. Jean Girault filme Saint-Tropez comme un personnage à part entière. On y sent le souci de reproduire fidèlement ses codes, sa culture, ses préoccupations (comme le nudisme, qui était un vrai enjeu municipal à l’époque).
Nicole, la fille de Cruchot, incarne parfaitement cette jeunesse nouvelle. Elle rêve d’émancipation, de liberté. Elle s’invente un père milliardaire américain, fantasme la vie de star, adopte le style Saint-Tropez. On sent les débuts de la libération féminine, du rêve américain, de la culture de masse. Les Mustang, les yachts, les 45 tours deviennent les symboles d'une époque. C’est l’époque des copains, du baby-boom. Sous les gags, il y a un monde qui change.
Mais alors, que vient faire Cruchot dans ce monde en marche ? Il incarne l’ordre, bien sûr. Le gendarme à l’ancienne, rigide. Il est là pour rétablir les règles, mettre au pas ses collègues, surveiller sa fille. Le film se moque de lui, bien sûr, mais sans jamais le ridiculiser totalement. Cruchot, c’est celui qui résiste aux excès, à la décadence. Il chasse les nudistes, impose une discipline. On pourrait presque y voir une métaphore politique. Nous sommes en 1964. Charles de Gaulle est président. La figure du père autoritaire est encore omniprésente. Et Cruchot en est le double grotesque. La scène finale du défilé en est le symbole parfait : le retour à l’ordre. Comme si il fallait revenir aux fondamentaux.
Bien sûr, ce n’est pas un chef-d’œuvre. Le scénario tient à peu de chose, certaines blagues ont pris la poussière, et la représentation de la jeunesse peut prêter à sourire.
Mais Le Gendarme de Saint-Tropez est plus qu’une simple comédie potache. C’est un film fondateur pour la comédie française, pour la carrière de Louis de Funès et pour le spectateur, qui y retrouve une France en mutation, entre humour et histoire. C’est aussi une madeleine de Proust. Et, au fond, un monde disparu. Un monde où Louis de Funès était vivant, et faisait rire la France entière.