Si on ne devait juger que par le point de vue de l'industrie, ce film est un tour de force : une comédie grand public avec un casting intégralement racisé à l'affiche, dans le cinéma français, ça n'existe pas. Ajoutons à ça un film de science-fiction, le cinéma de genre étant toujours un gros mot en France, c'est encore plus périlleux. Rien que pour ce coup, bravo (et merci Netflix).


Mais voilà, ça n'est pas tout. Le film ne s'inscrit pas dans la mode actuelle de l'hyper citation et construit une intrigue qui repose sur lui-seule, sans collectionner les clins d'œils à ces films que tout le monde a vu. On sait que tous le monde les as vu, pas besoin d'en parler, il faut juste proposer autre chose. Pour le pire, c'est proposer autre chose que les Avengers de Marvel et Disney, un autre récit de l'Afrique que celui de Black Panther. Ici, c'est une Afrique composée de plusieurs pays (considérons d'emblée la Martinique comme un territoire diasporique à part) ayant chacun une culture et une histoire les uns avec les autres, mais aussi commune, celle de la colonisation française. On nomme ces pays, on leur donne des visages, des drapeaux. L'ancrage du film dans une réalité historique ("Tu connaissais Nelson Mandela ?") donne un poids singulier à son ambition et sa conclusion. Il permet aussi de critiquer l'impérialisme états-unien qui a plus conquis nos imaginaires (y compris ceux de l'Afrique) que l'espace (avoir accès à l'espace n'implique pas avoir un projet pour ce qu'on peut en faire).


Comme dans sa série En Place, Jean-Pascal Zadi part de son personnage burlesque et simple pour se confronter à l'évidence des inégalités du monde : la continuité coloniale, les excès du capitalisme et le pouvoir de la minorité riche sur une majorité démunie impuissante. Son cinéma accessible porte un projet assumé de transformation sociale et même d'organisation politique, le tout avec l'humilité de l'humour et de la conscience de l'héritage dans lequel il s'inscrit. La planète s'appelle Nardal comme les autrices de la négritude, on cite le Cancer de la trahison d'Amilcar Cabral et la pensée de Cheikh Anta Diop. Sans faire la leçon, il annonce s'inscrire dans l'histoire de la pensée panafricaine.


Le film constitue aussi une représentation afrofuturiste pensée depuis la diaspora francophone, quelque chose d'assez rare et même inexistant au cinéma. En France, l'idée des Noirs dans l'espace est une blague, on se réjouit des artistes africains qui fabriquent de fausses fusées avec des déchets mais on ne se demande jamais quelle rôle aurait pu jouer une Afrique indépendante à l'heure de la conquête spatiale. Je pense au documentaire magnifique The Lebanese Rocket Society de Joanna Hadjithomas et Khalil Joreige où se croisent nécessité de rêver de l'ailleurs que peux représenter l'espace et impossibilité de le mettre en pratique au milieu de la guerre froide que l'occident impose au monde.


Là où le film partage avec Elio (hasard des calendriers de sorties) cette rêverie pour la vie extra-terrestre, il ne s'embourbe pas dans trop de références cinématographiques même si l'envie est forte. De Star Wars à 2001 l'Odyssée de l'espace, le voyage sur d'autres planètes a occupé le cinéma, surtout états-uniens, qui habitent nos esprits cinéphiles sans laisser beaucoup de liberté à de nouvelles approches. Et bien il me semble que ce film en propose une. Celle-ci est au croisement de l'Afrique imaginée par Léonora Miano dans Rouge impératrice et de l'arche spatiale de Barjavel dans Une Rose au paradis. Elle se base sur les seules ressources d'une Afrique qui cherche à se reconstruire hors de l'occident mais à partir du patrimoine humain (le champ riche des connaissances scientifiques de chacun·e des participant·es) avec un projet humaniste (chercher un lieu de marronnage pour la diaspora africaine) qui se révèle caduque pour être remplacé par un projet plus humaniste encore, celui de sauver la Terre à partir de nos rêves d'ailleurs.


En plus d'une comédie (les blagues sont aussi fines que outrancières, à l'image de tout le travail de Zadi), Le Grand déplacement réalise une utopie au sens profond de ce terme, un lieu qui n'est pas voué à exister ailleurs que comme un rêve, un idéal, une aspiration. Il offre à la communauté afrodescendante française ces images de familles africaines fières posant devant le décollage d'une fusée construite, pensée, pilotée par des africain·es et la diaspora. Il envisage l'indépendance, la libération, l'autonomie et met en scène la collaboration, le collectif. Ce film remplit selon moi toutes les missions centrales de l'art : permettre de penser autrement, déplacer les points de vue, décaler le regard ; intervenir dans le présent d'une façon qui se saisit des préoccupations politiques contemporaines ; proposer un rêve collectif qui permet de retrouver les siens, de se mettre en mouvement, de définir une direction. Tout est déjà dans le titre, cette utopie est un Grand déplacement, hors de la pensée eurocentrée, en faveur d'un panafricanisme qui aspire à un universalisme humaniste à condition qu'il se libère de ses nombreux réflexes néocoloniaux et impérialistes. Une comédie qui cache un manifeste. Bravo.

Créée

le 5 juil. 2025

Critique lue 250 fois

9 j'aime

Critique lue 250 fois

9

D'autres avis sur Le Grand Déplacement

Le Grand Déplacement
Watso
2

Le Grand Naufrage

"Le Grand Déplacement" avait tout pour séduire : un pitch original et intrigant qui promettait d'explorer des thématiques variées avec une approche nouvelle. Malheureusement, le film de Jean-Pascal...

le 26 juin 2025

12 j'aime

Le Grand Déplacement
Untied-Strange-Loop
9

La première utopie afrofuturiste française

Si on ne devait juger que par le point de vue de l'industrie, ce film est un tour de force : une comédie grand public avec un casting intégralement racisé à l'affiche, dans le cinéma français, ça...

le 5 juil. 2025

9 j'aime

Le Grand Déplacement
hugotarie
4

La fusée a explosée

Sur le papier, l’idée avait de quoi séduire : une mission spatiale africaine pour affirmer l’indépendance du continent, conquérir une nouvelle planète, et offrir un avenir tranquille loin des grandes...

le 25 juin 2025

9 j'aime