Qu'est-ce qui nous intéresse au cinéma ? Une histoire qui plongerait ses racines dans nos sensibilités ? Une grammaire de l'image qui serait inédite ? Un détournement de nos tracas quotidiens grâce à l'entertainment cher aux anglo-saxons ? Une esthétique qui magnifierait le monde en l'anoblissant ? Un tableau de nos sociologies contemporaines à travers leur exposition et/ou leur dénonciation ? Tout cela à la fois mariés dans un fragile équilibre ? Chaque film (je ne parle pas des nanars) marche ainsi sur un fil ténu qui peut faire basculer le spectateur à tout instant dans l'ennui, le désintérêt ou la fuite. Rares sont ceux qui réussissent la traversée et propulsent le spectateur dans un hors-là où s'initierait l'envoûtement, c'est-à-dire littéralement le rapt du regardant arraché à la morne réalité. 

Le lac aux oies sauvages n'est certainement pas de ceux-là. Film de genre (le polar noir), donc fortement codifié, cette histoire de gendarmes et de voleurs qui s'affrontent dans des courses poursuite nous chante un air connu. Fugitif, cavale, trahison, meurtres, violence, les ingrédients sont là mais la sauce ne prend pas. La narration est franchement décousue avec un montage taillé parfois à la hache et des plans de coupe dont on s'interroge sur leur articulation. Ellipses sybillines, flash-backs convenus, scènes gratuites (celle du viol par exemple) engendrent une dispersion de l'attention et incitent rapidement à regarder sur nos montres l'heure qui passe. N'est pas Bogart qui veut, alors que l'acteur principal semble jouer un détachement total avec le monde qui l'entoure du haut de sa mâchoire crispée et de sa feinte nonchalance là où la situation nécessiterait un souffle court et une transpiration d'angoisse. Il y a d'ailleurs dans le cinéma contemporain auteuriste une tendance des acteurs à jouer à minima, le visage fermé et la bouche taiseuse, pendant que la critique officielle crie au génie. L'histoire donc s'essouffle très vite pour se perdre dans les méandres de scènes anecdotiques et superfétatoires qui font piétiner le récit dans leur absence de contingence (le bal des chaussures fluo, la déambulation de la baigneuse sur les quais du port, le repas de nouilles final, etc) . 

Bien sûr, tout cela est superbement filmé et Diao Yi'nan maîtrise à merveille le dispositif cinématographique dont il joue avec délectation. Trop peu être, car on est beaucoup dans l'afféterie et l'esthétique gratuite de celui qui se "sait" artiste et le montre. La beauté doit avoir une visée et ne pas se suffire à elle-même, sous peine d'être dans la pose et le dandysme. Ainsi, les danseurs aux chaussures fluo créent un ballet magique, mais leur attrait ne participe aucunement à l'avancée du scénario et leurs mouvements ne sont l'indice d'aucune signalétique, si ce n'est celle d'un cinéaste à vouloir composer un tableau qui susciterait des sifflements admiratifs. De même, la séquence, magnifique au demeurant, des ombres (chinoises, il va sans dire) s'agitant derrière des toiles jaunâtres, lorgnant du côté d'un Fritz Lang que le cinéaste revisiterait sur le mode du clin d'œil. Mais tout cela est un peu vain et manque de suspense, voire de substance. Sans évoquer même la grande incohérence du scénario, où le personnage principal est animé par le désir de se rendre afin que sa femme perçoive la rançon prévue pour sa capture, mais ne cesse de fuir devant les policiers en courant vers une mort aussi certaine que prévisible. 

On se perd dans le film comme les protagonistes se perdent dans le labyrinthe des rues de la ville, sorte de Minotaure tour à tour dévorant et protecteur. 

Alors, me dira-t-on, et la photographie clinique d'une Chine miséreuse et socialement en déroute ? Bienvenue chez les affreux, sales et méchants, mais la critique politique d'un système se résout-elle dans un tee-shirt Hermès porté par un flic à moto, ou un selfie de groupe fait devant un cadavre ? Il ne suffit pas de filmer des bas-fonds glauques et puants pour en déduire l'état de décomposition d'une société. Quand dans une scène finale, le personnage principal mange des pâtes dans des slurps insupportables et filmés en gros plan, faut-il en inférer que tous les Chinois sont des porcs ? De même, la multiplication des policiers qui mènent la chasse à l'homme est-elle le signe d'une société sous surveillance permanente où chacun devient le délateur de l'autre dans une ambiance de soupçon généralisée ? On en a un peu marre de ces délires interprétatifs d'une critique occidentale bien-pensante pour qui tout semblerait avoir vocation à faire "politique" et sursignifierait une dénonciation en règle des dysfonctionnements de l'Empire des signes. 

Terminons-en avec la forme. 
Depuis Wong Kar Wei, l'esthétique maniérée à coup de ralentis pompeux, de plans léchés aux cadrages savants, de décors qui le disputent soit à la somptuosité, soit au misérabilisme(c'est le cas ici), d'une photographie jouant des ambiances colorées (une dominante rouge par ci, des bleus délavés par là) est devenu un poncif du cinéma asiatique. La surenchère de tous ces effets visuels, au-delà de leur inventivité et de leur recherche picturale, joue contre ces dernières dans leur accumulation gratuite. Abondance de biens nuit.

Au final, Le lac aux oies sauvages est un bel écrin vide dont l'inanité va vite pousser notre mémoire à oublier un film qui ne tient pas ses promesses. 

Cinefils
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le 10 févr. 2020

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Cinefils

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