Joseph L. Mankiewicz est l’un des cinéastes les plus brillants de tous les temps, et cela se précise un peu plus à chaque fois que je découvre l’un de ses films. Scénariste très prolifique, il a également réalisé lui-même une vingtaine de films entre les années 1940 et 1972, date de sa dernière œuvre : « Le Limier ».


Le film réunit un casting intéressant, avec des acteurs peu connus jusqu’alors tels Alec Cawthorne ou Eve Channing, et deux grandes têtes d’affiche : Laurence Oliver et Michael Caine – deux des plus illustres acteurs britanniques de l’histoire.


L’histoire se déroule dans la campagne anglaise. Milo Tindle, jeune bourgeois issu d’un mariage mixte, nouveau riche londonien, rend visite à Lord Andrew Wyke, membre richissime de la haute aristocratie britannique, en son manoir champêtre. Wyke, grand seigneur et propriétaire terrien oisif, se pique d’intérêt pour les jeux en toutes sortes – en particulier mécaniques – et est féru de littérature policière. Il est d’ailleurs l’un des romanciers les plus prolifiques du genre, ayant écrit lui-même un certain nombre de livres à la qualité apparemment discutable. Les deux gentlemen, fort bien élevés, devisent tout à fait aimablement, ayant fait connaissance par l’intermédiaire de Lady Marguerite Wyke, l’épouse de l’un et l’amie de l’autre.


On s’en doute, avec un titre pareil, l’ossature principale du film est constituée par une intrigue policière qui implique nos personnages. Au passage, le titre original est plus éloquent que sa traduction française. "Sleuth" signifie bien "limier" dans le sens de détective, mais n’a rien à voir avec le chien de chasse du même nom dans notre langue. Dans la mesure où il est très important de découvrir le film avec un regard vierge de tout apriori et, si possible, le moins d’informations possible sur son contenu, je m’en tiendrai là par rapport à son intrigue. Néanmoins, il m’est possible de dire quelques mots sur la forme.


Il y a quelque chose que je trouve très intéressant au cinéma, et en particulier dans les films qui ne se déroulent que dans un nombre de lieux assez restreint, c’est la gestion de l’espace. La qualité des décors, la manière dont le réalisateur et ses accessoiristes ont choisi d’arranger la scène, et la façon qu’ont les comédiens d’occuper cette scène, d’interagir avec ses éléments. Dans « Le Limier », cet aspect est fascinant à tous points de vue. D’une part, les décors sont formidables. Que ce soit le parc du château, l’intérieur du manoir, les scènes de rue… tous les environnements dans lesquels les personnages évoluent sont peints avec un niveau de détail saisissant et une direction artistique formidable. Il y a une esthétique très "maison de poupées" (littéralement) qui confère un charme singulier aux lieux visités par les protagonistes. D’autre part, ces environnements ne servent pas simplement à y faire figurer les personnages ; il s’agit d’une scène dans le sens théâtral du terme, que les acteurs réussissent à s’approprier. On visite les mêmes lieux à plusieurs reprises au cours du film, ce qui permet au spectateur de les retenir et d’en mémoriser les spécificités. Utilisant chaque élément du décor, les personnages se livrent à un jeu jubilatoire : rien n’est laissé au hasard et il est parfaitement réjouissant de parvenir à deviner lequel des – innombrables – objets de la scène sera utilisé par l’un des acteurs pour obtenir un avantage.


Là où Mankiewicz excelle, comme à son habitude, c’est dans le jeu des dialogues. Il faut à tout prix regarder le film en anglais, d’une part pour bénéficier des accents légendaires de Sir Olivier et Michael Caine (surtout lui d’ailleurs), mais également pour ne rien perdre de tous les doubles sens qui émaillent les conversations entre les personnages. « Le Limier » est un film où la fausse piste, la tromperie et la dissimulation sont les armes favorites des protagonistes comme du réalisateur. Il appartient au spectateur de démêler les indices disséminés tout au long de l’histoire. Il est, par ailleurs, tout à fait plaisant de constater que Mankiewicz propose une intrigue intelligente, pleine de rebondissements, mais tout à fait compréhensible et sans rien sortir du chapeau. À l’inverse de tant de films – modernes ou anciens – qui comptent sur des deus ex machina improbables pour surprendre leurs spectateurs, toutes les clés de l’intrigue sont livrées par Mankiewicz ici. Une histoire policière n’est jamais autant réussie que lorsque l’on peut effectivement en deviner les secrets.


Le film est parfaitement abouti sous tous ses aspects et constitue un testament magnifique de Joseph Mankiewicz au cinéma dont il a été l’un des plus grands maîtres. Les acteurs, évidemment, sont splendides. Michael Caine est un peu en-deçà de Laurence Olivier dans la première partie mais cela s’inverse par la suite. Les deux étant, bien entendu, absolument superbes. Je dirai également un mot sur Eve Channing que je ne connaissais pas bien – je n’ai qu’un étrange souvenir, un peu brouillé, d’un autre excellent film par ailleurs – et qui est tout à fait envoûtante dans le film. Elle semble avoir un petit air de Joanne Woodward et possède un charme indéniable pour un personnage, peut-être un peu effacé, mais définitivement capital.


« Le Limier » est un film rare, qui réussit le double exploit de se distinguer dans une des filmographies les plus belles de l’histoire (celle de Joseph L. Mankiewicz) et au sein de l’une des décennies de cinéma les plus passionnantes (les années 1970). Le film est si riche que l’on peut y faire son marché et que chacun y trouvera son compte : on voyage beaucoup, et par beaucoup de moyens. On enchaîne courses-poursuites haletantes et dialogues lourds de doubles sens. On y parle de belles femmes et l’on sait également y apprécier la belle mécanique. Cela dit, s’il ne faut retenir qu’une chose du film, c’est bien qu’il ne faut pas croire tout ce qu’on vous raconte.

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le 5 oct. 2016

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Aramis

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