Revigorante rupture que celle opérée par Ryusuke Hamaguchi : après des films volontiers verbeux et littéraires, explorant les complexes oscillations des rapports humains et amoureux, Le Mal n’existe pas tire son origine d’un projet muet : la mise en images de l’œuvre de la compositrice Eiko Ishibashi, expériences ayant inspiré le réalisateur pour une matière narrative. L’ouverture, long plan séquence en contre plongée sur les arbres pelés d’une forêt hivernale, installe ainsi un rythme et une radicalité esthétique exigeant du spectateur une disposition singulière : il s’agit d’investir des lieux séculaires, dont la vibration nous échappe, et dans lesquels nous ne sommes que d’insignifiantes silhouettes éphémères.


Le récit qui s’en dégage va certes reprendre une forme plus identifiable, mais sans jamais perdre de vue la possibilité d’une rupture brutale (ce que fait souvent la musique, avant de laisser la place à un élément venu rompre l’équilibre d’une nature se déployant sans la présence humaine) ou d’une bifurcation inattendue.


Ainsi de l’affrontement entre locaux et citadins d’une start-up quelconque autour d’un projet de camping voué à défigurer la forêt environnante : les longs temps accordés aux échanges, parfois déraisonnables dans leur durée, ont surtout vocation à souligner l’inutilité des débats, et l’acharnement avec lequel l’être humain reproduira les mêmes erreurs, à la manière dont le faisait Mungiu dans R.M.N., avec le même défaitisme. Mais, peut-être dans l’application de son mystérieux titre, Hamaguchi prend soin de ménager des voies de traverse pour ses personnages, la rencontre et l’échange attestant d’un désir d’ouverture, dans un lieu où, comme l’affirme une des habitantes, tous sont en réalité des étrangers venus défricher un lieu sauvage.


Le temps réel se révèle donc le nerf vibratoire d’une intrigue qui va se dérober, et ne sacrifier à aucun canon : souvent fascinant lorsqu’il s’agit de déployer l’immanence mystérieuse de la nature, à la limite de la pose dans d’autres séquences (la réunion de l’agence avec le patron en visio, les caméras posées sur l’arrière de la voiture pour filmer la route), il est quoi qu’il en soit une petite épreuve imposée au spectateur, symbolisée par le moment où Takumi fait attendre les citadins en finissant de couper son bois. Un temps de latence dans lequel pourra surgir le désir de s’initier à du nouveau, à un geste, un rapport au monde qui nous étaient jusqu’alors inaccessibles.


Mais cette attirance pour la nature doit elle-même s’infléchir pour ne pas dériver vers la fable écologique béate : de la même manière qu’on peut comprendre le désir des citadins pour une nouvelle vie (le traumatisme de la crise du COVID est plusieurs fois mentionné), l’ambivalence d’un espace aussi majestueux qu’hostile se doit d’être mise en image, dépassant en cela le propos qu’avait déjà initié Ildikó Enyedi dans Corps et Âme. C’est tout le propos de la dernière partie, où l’horizon se fait dévorateur, chaque plan pictural creusant des possibilités de gouffre, d’eau, de glace fragile, d’obscurité nocturne ou d’épine acérée. Délaissant la banalité volontaire de sa mise en scène lors de l’interaction des humains entre eux (néons blafards, champs/contrechamps, plan fixe dans l’habitacle d’une voiture), Hamaguchi renoue avec la puissante gradation de Drive my car, compose des plans sublimes (la fumée d’une cheminée inondant, en contre-jour, la terrasse d’une maison en bordure de forêt), laisse la nuit s’emparer du monde avant de faire basculer le récit dans une aube brumeuse où tout sera possible, parce qu’il aura rendu ses personnages disponibles à un autre monde, et le spectateur à un autre cinéma.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
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le 14 avr. 2024

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