Au sein de la filmographie hétéroclite de John Huston, Wise Blood fait presque figure d'œuvre charnière. Si on se situe loin des films aux ambiances hollywoodiennes, avec décors exotiques et vedettes à la mode, on retrouve néanmoins son goût obsédant pour les personnages foutraques, les êtres cassés et désespérés, que l'on a pu croiser dans The Misfits ou Reflections in a Golden Eye. On retrouve également cette démarche cinématographique, déjà en œuvre dans Fat City, proche de celle du Nouvel Hollywood, qui conjugue réalisme cru et univers désenchanté... On devine surtout l'ébauche d'un questionnement existentiel qu'un cinéaste, arrivé au seuil de sa vie, n'aura de cesse d'approfondir dans ses dernières œuvres (Under the Volcano, The Dead).


Wise Blood, adapté d'un ouvrage de Flannery O'Connor, nous dresse le portrait singulier d'un jeune homme qui devient prédicateur presque malgré lui. Hazel Motes, soldat démobilisé, citoyen désabusé, ne sait plus à quel saint se vouer et tente de reprendre ses esprits en reprenant contact avec le monde ordinaire. Peine perdue, les gens "normaux" semblent avoir égaré leur raison (d'être) et errent comme des âmes en peine sur ces terres sudistes, asséchées en espoir et gorgées de détresse humaine. Sa réponse : la création d'une religion sans pêcher et donc sans rédemption, "l’église du Christ sans le Christ".


"The world is an empty place". C'est ainsi que Motes voit le monde et il pense que ses bonnes paroles vont pouvoir le remplir de vérité. Pourtant, le monde, en cette fin des 70's, n'a rien d'un endroit vide. Au contraire, il déborde de tragédie et de souffrance, de désespoir et de sentiment d'abandon. C'est ainsi que John Huston voit le monde et le recourt au thème religieux n'est qu'un bon prétexte pour nous le décrire.


Symboliquement, il exploite pleinement les particularités que lui offre le texte de Flannery O'Connor et interpelle son spectateur : pour quelles raisons les prédicateurs, ou les mouvements sectaires, prospèrent-ils ainsi dans ce sud profond, si bigot et si américain ? Si la religion et l'Etat tiennent convenablement leur rôle, l'américain moyen n'a pas besoin de demander son chemin à des prophètes bons marchés ou au premier illuminé croisé. Et c'est bien là le problème, nous souffle Huston, dans cette Amérique des années 70, les grands idéaux sont partis en fumée, le mouvement contestataire n'existe plus et la guerre du Vietnam a fini par achever les dernières utopies. Motes, élevé dans la ferveur religieuse (par un grand-père prêcheur), façonné par l'Oncle Sam (l'armée et la guerre du Vietnam), est un être paumé qui cherche son chemin dans une Amérique déboussolée. Une vraie histoire de fou ! Wise Blood n'est rien d'autre que ça, une histoire folle, celle de l'Amérique qui vient de perdre ses idéaux.


Afin de souligner au mieux son propos, le cinéaste fait preuve d'une certaine radicalité qui peut décontenancer son spectateur. D'ailleurs, le film fut un échec à sa sortie et on comprend facilement pourquoi. Wise Blood se présente comme un vrai théâtre de l'absurde, perdu quelque part entre Beckett et Lynch, dans lequel le réalisme côtoie le grand n'importe quoi et où le rire à la résonance des larmes refoulées. Car la réalité, elle, ne prête guère à sourire. Au gré des péripéties de Motes, filmées comme un chemin de croix, se dévoile une réalité sans fard, sombre et anxiogène. Celle d'une nation qui a perdu son lustre d'antan et qui dévoile son visage déprimé, fourbe et raciste.


Dans cette Amérique d'alors, les pères, garant de l'ordre et de la morale, sont défaillants et laissent leurs enfants sans repères. On ne proteste plus, on ne se révolte plus... on subit, apathique, la folie du monde. C'est ce que nous indique, avec brio, John Huston en incorporant dans son récit des passages surréalistes dans lesquels l'individu accepte son sort sans rechigner (après s'être fait écraser par l'autre ou jeter sa voiture au fond de l'eau). Les individus ne sont plus que des êtres hagards, prêts à boire les paroles du premier Jésus-Christ rencontré (les scènes où la foule s'agglutine immédiatement autour des beaux parleurs).


Seul le regard de celui qui ne recherche ni sauveur ni prophète, ni salut ni pardon, est encore capable de discernement : Hazel Motes observe ses congénères et ne voit que des faux-semblants : fausse vierge, faux aveugle, faux martyr, vrai escroc... Il pense alors qu'en reprenant leurs armes, en fondant sa propre religion, il va faire éclater la vérité, la sienne forcément, et trouver ainsi sa raison d'être. Mais dans ce monde du faux et du toc, l'authenticité n'est qu'illusion et sa quête n'est que pure folie. À l'instar de son jeune comparse, dont le désir d'intégrité va le pousser à endosser un effrayant costume de gorille, Motes s'enfonce dans son délire mystique au point de devenir semblable à ce qu'il refusait d'être : un prophète incompris, un prêcheur non écouté, un martyr méprisé. Et Huston, avec un cynisme impitoyable, en vient à nous questionner : faut-il mentir, se travestir ou renier toute forme d'intégrité pour être aimé ? La facilité avec laquelle l'idolâtrie vaine prospère en ce bas monde tend déjà à donner un début de réponse...


Bavard et un peu brouillon, Wise Blood n'est sans doute pas l'œuvre la plus aimable de John Huston, mais c'est l'une des plus remarquables. Surtout lorsque la satire, pas toujours efficace à cause de ses personnages extrêmes, s'efface derrière le regard empreint d'humanisme du cinéaste. Si le propos se veut cynique, paradoxalement Wise Blood déborde de sympathie et de générosité envers ces "freaks", et surtout le premier d'entre eux : Hazel Motes. Personnage déviant par excellence, notre empathie à son égard est totale grâce à la mise en scène immersive et au jeu empreint de vérité de Brad Dourif. Égarés ou illuminés, victimes ou escrocs, les personnages de Wise Blood sont indéfectiblement humains et c'est ce qui les rend aussi émouvants.

Créée

le 29 oct. 2021

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Procol Harum

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