Le Mandat, d’Ousmane Sembene


Film d’un autre regard du regard sur l’Autre. En double expression : l’autre regard est celui nié par l’impérialisme capitaliste occidental, et donc culturel, c’est un renversement de l’image niée ; mais également, le regard sur l’autre oublié du point de vue de l’autre du cinéaste : l’humain filmé qui est ici non plus seulement le sujet oublié du monde occidental (le Sujet noir exploité comme envers du Sujet blanc bourgeois), mais le sujet oublié par la mécanique sociale : le sujet du réalisateur qui est en même temps le sujet social, envers du décor de cinéma, et le sujet abandonné du citoyen sénégalais non-reconnu.


Car on pourrait commencer notre analyse par l’idée qu’il s’agira pour Ousmane Sembene, dont le parcours atypique renvoie au typisme problématique de la mécanique sociale faisant devenir réalisateur, engrenage bouché de l’ascension sociale en France séparatiste, d’un discours de l’image, d’un discours par l’image, éloigné des tropismes élitistes des manifestes révolutionnaires. Car cette œuvre est d’abord une œuvre de politique révolutionnaire. Il s’agit de parler directement à ceux qui sont exclus et concernés par la nécessité d’une révolte sociale. Contre le vacarme des discours théoriques exclusivement réservés à une clientèle bourgeoise (la maîtrise du langage dominant est le propre de la bourgeoisie, quel que soit son point de vue révolutionnaire), dont cette critique participe modestement par ailleurs, Ousmane Sembene éprouve par l’image la vie des gens. Vie obstruée par les inégalités. Mais vie tout de même. Incarnée par le lien vital et fraternel qui se dérobe aux odeurs capitalistes individualistes et déformatrices de nos identités sociales. L’image didactique apprend. Et elle apprend parce que d’abord le réalisateur sait faire sentir la réalité au-delà des formes simplificatrices (manifestant la condescendance de celui qui veut faire apprendre). L’œuvre vue ici renvoie, dans l’écho imaginaire du bourgeois lecteur que je suis, aux meilleurs œuvres lues de Brecht. Expert didacticien aussi, mais seulement parce qu’il sait faire fuiter la didactique par la transpiration de la vie. Aux philosophies illisibles, aux manifestes incompréhensibles, aux sociologies du savoir dominant, Ousmane Sembene oppose l’image cinématographique du vécu étouffé : la puissance des citations du sens commun qui font écho aux profondeurs vécues, la preuve par l’image sensible des réalités abstraites.


Que nous montre donc cette image ? Prenons la scène d’investiture du personnage. Ibrahima Dieng (le héros malgré lui) mange. Il mange bien. Un plat sans doute assez riche pour éveiller l’appétit, le rasséréner, dans la lourdeur bientôt bienfaitrice de la satisfaction. Une femme le sert dans toutes les étapes permettant au héros de profiter au maximum du plat. Mais le plan le montre de côté ou de face, sur un tapis, avec ce gigantesque bol comme support de son aisance. Le plat semble trop fourni pour un seul homme. Mais il mange et nous continuons de le regarder manger. Il semble profiter de la vie, en excès. Si un spectateur occidental ne peut s’empêcher de voir la soumission féminine à un diktat machiste ne faisant rien d’autre que se gorger de plaisirs sur le déplaisir de la servitude d’autrui, on peut être certain que ce qui s’exhibe c’est plutôt l’idée que l’homme ici est repu, qu’il a le temps et le pouvoir de prendre ce plaisir. Rien ne laisse transparaître d’une problématique sociale. Le gavage (Ibrahima mange à n’en plus pouvoir) est méthodique et la scène filmée en entier qui ne laisse rien échapper au désir glouton de dévorer le repas. C’était d’ailleurs le signe. Le signe que quelque chose manquait. Il mange vite : comme ceux qui n’ont rien. Il mange seul : comme ceux qui ne peuvent se distinguer socialement par la puissance nourricière. De la puissance de se nourrir on voit alors bientôt un homme isolé et en situation d’emprisonnement. Il mange seul surtout parce que le film expose brillamment la solitude de l’homme face aux murs de son existence. Que sont ces murs sinon ceux qui l’enferment depuis le début ? Ainsi le repas nourricier est un mensonge. L’illusion faite au spectateur, et au personnage, que tout est pour le mieux. Bientôt il s’étouffe : il a trop mangé, trop vite. Il se traîne péniblement pour boire l’eau purifiante. Et la caméra montre alors la dure réalité des 4 murs qui l’enferment dans sa triste réalité. Le lit est son dossier, le mur à quelque pas son indépassable destin. Malgré le soutien social de la femme, il est dans l’impuissance même de se nourrir comme il faut. Ce trop-plein décide un trop peu. Une parole lancée énonce qu’il s’agit d’un rare repas : on comprend alors bien vite que bien manger est rare, que le trop mangé induit le trop peu. Et la violence sociale de s’exprimer dans cette scène simple et didactique qui désigne en creux la réalité vécue de millions de sénégalais. La quête du bien mangé était une illusion à déconstruire : ce que le film fera. De même que le gouvernement postcolonial de Senghor était une illusion politique, de même le sommeil réparateur n’en sera pas un. Bientôt il faudra se lever pour affronter la dure réalité journalière. Loin de l’expression d’un personnage psychologiquement faillible et fainéant (comme lu sur internet), le sommeil exprime la naïveté d’une digestion impossible en circonstance d’épuisement social. Dormir vient réparer l’erreur du manger. Mieux dormir est nécessaire face à l’effort vital pour survivre. Mieux : les plans postérieurs nous feront comprendre qu’en tant d’inoccupation, dormir est une occupation comme une autre qui vient remplacer le temps du vide. Pas de jugement donc. Une réalité. On aurait pu conclure tout de même à la description masculiniste d’une société sénégalaise où la femme est un hors-plan venant simplement servir les actions du personnage masculin. Ce serait une lecture par trop occidentale et faussée. Rien ne nous dira dans le film que les femmes mangent moins bien que l’homme. Elles n’occupent pas le même espace certes, mais toujours seront le soutien, parfois amer, d’une destinée qu’elles ont épousée, et où le devoir n’est pas qu’une question de morale mais de survie. Plutôt qu’une démonstration des inégalités de genre, le réalisateur nous offre la panoplie puissante de la simplicité du soin. Rôle socialement construit pour être dévolu à la femme en ce cas (on verra que non : hommes et femmes se soutiennent comme ils peuvent dans la dureté, comme l’épicier qui donne généreusement avant de proposer un marché capitaliste immoral, les vendeurs qui échangent sans recevoir, les amis qui quémandent sans autres ressources, et où les rôles hommes-femmes semblent ne pas être circonscrit à des positions de pouvoir). Mais sans jamais être un rôle : le faire socialement attendu est une contrainte avec quoi vivre laissant la place ensuite pour la personnalité de s’exprimer. Ainsi, pour clore cette séquence première, la femme fera un massage musclé et profitera du premier moment d’endormissement d’Ibrahima pour sortir du plan et éteindre cette séquence de déconstruction sociale.


Continuons sur le genre. Dans cette mauvaise farce au-delà des clichés résolus, on apprend bien vite que le héros n’est qu’en situation de pouvoir apparente. S’il est le centre de l’objectif de la caméra, à plusieurs reprises la caméra glissent insidieusement vers les personnages alentours, notamment féminins. On y voit alors les femmes en une situation particulière de pouvoir: elles font le lien de ce qui permet à Ibrahima de vivre, et donc à la famille de survivre. Elles sont le pouvoir du liant qui fait vivre. Si elles font les tâches domestiques (préparer à manger, laver, chercher l’eau), elles sont aussi les maîtresses du sens. S’il reçoit les invités, ordonne ce qu’il fera pour faire vivre sa famille, c’est elles qui, dans des plans faisant glisser l’attention vers elles, gèrent le rationnement alimentaire sans le dire à Ibrahima, elles qui reçoivent les informations postales décisives, elles qui par leur présence indiquent à Ibrahima ce qu’il doit faire, elles même qui mentiront afin de retrouver les ressources manquantes. Si Ibrahima est ballotté, ce sont elles qui agissent concrètement pour la famille. L’une sacrifie son seul bijou de valeur (que le héros utilisera à mauvais escient), l’autre rationne, les deux mentent de concert pour les sauver. Mieux elles semblent être les vraies maîtresses du lieu de vie, puisqu’Ibrahima est seulement aperçu chez lui, c’est-à-dire dans le confort de l’assise, que sur son tapis où il mange et reçoit les invités. Tous les autres lieux, et notamment devant la porte et derrière la porte (les ressources) sont tenues par elles, au point qu’une fois Ibrahima lui-même devra se détourner de l’espace où l’une d’elle se lave. Bref, alors que le film est centré sur les actions quotidiennes d’Ibrahima, les personnages féminins sont ici marqués par leur héroïsme quotidien. Mieux, il y aura même un retournement d’autorité de genre lorsque sous les demandes pressantes de la sœur d’Ibrahima, lui-même se forcera à préférer lui donner le peu qui leur reste plutôt qu’à ses amis proches ou à lui-même. Loin d’une situation occidentalo-centrée où l’homme blanc se dirait sauveur des âmes faibles, on voit bien plutôt l’exubérance d’une réalité sociale qui échappe aux jugements faciles. Chacun lutte avec ses armes pour défendre sa famille. Mais toujours dans l’intérêt familial (nous verrons que le seul manquement à cette règle vient justement du monde occidental).


Il n’y a ainsi aucun misérabilisme. Pour un occidental habitué aux images lointaine recrachées par l’empire médiatique de la condescendance faussement bienveillante, cela peut même surprendre. Oui Ousmane Sembene nous montre la ville telle qu’elle. Sans leurre et dans le heurt de l’exposé presque documentaire. Le quartier pauvre est fait de rue sans trottoir, sans route pavée ou bétonnée, sans infrastructure donc. A l’envers la ville centrale et administrative, rapide et bétonnée jusqu’au ciel, où le personnage ET le spectateur se perdent confusément. Paradoxalement c’est le quartier défavorisé qui semble plus chaleureux, plus clair et rassurant. Les têtes y sont connues. Et c’est le mérite du réalisateur que d’avoir suprêmement réussi à opposer les géographies spatiales en écartant la facilité du misérabilisme condescendant. La violence se retourne : elle n’est plus dans le manque du quartier défavorisé (pourtant réellement en manque de), mais dans la violence incompréhensible et sans aucun sens (au double sens du sens) de la ville kafkaïenne. Ainsi, si tout le film nous montrera des personnages jaloux et débrouillards, nageant dans la difficulté sociale du manque de ressources, ce sens-là débordera toujours le vide précis des lignes formelles de la ville moderne et administrative. D’ailleurs l’impossibilité de sens de cette ville moderne se confirmera dans les rendez-vous manqués de l’administration avec la population (par l’entremise du héros) : des guichets, des barreaux, des files d’attente, viendront remplacer la chaleur humaine par la froideur qui sépare les hommes. Quand un rabatteur se fera payer par Ibrahima de l’avoir simplement mené à une file d’attente (démarche inutile, et dans la difficulté financière, largement trop chère), il y aura toujours au moins le sens d’une relation sociale non coupée. Le personnel administratif est filmé derrière la barrière (réelle) ou tout simplement absente et hors-champ, enfermé dans ces buildings démesurés (par rapport au quartier où vit le héros). Il y a une troisième ville, celle rare où Ibrahima va à l’encontre de son neveu riche. Les demeures bourgeoise y sont sereines et placides, violemment froides, et d’un silence perceptuel qui renverse la vie du quartier ou le bruit de la ville active. Dans cette troisième ville se terre l’élite riche qui emmagasine les richesses derrière les barrières et les haies. Dans cette troisième ville se terre le voleur d’Ibrahima.


Un mot aussi sur le personnage. On a déjà dit combien son pouvoir apparent était déconstruit par l’image. A sa volonté de réaliser la charge sociale qui lui est dû socialement, le personnage répond non sans abnégation (incompréhensible de voir ces articles exprimant la fainéantise du héros). Mais la naïveté est telle, ou plutôt la démesure incompréhensible de la bureaucratie est telle, que toute tentative en devient loufoque. Ainsi Ibrahima se perd littéralement dans les artères de la ville. S’oppose clairement une différence corporelle magnifiée par le regard du réalisateur entre le chez soi/ et l’extérieur, distinction que le pouvoir fait aux femmes laissait déjà corrompre. Mais l’habit modeste, le boubou qu’il n’arrive pas à maîtriser, qui semble trop grand, devient dans l’univers stylisé administratif un décalage qui marque le profond écart qui réside entre la réalité sociale vécue par les sénégalais et l’aspiration occidentale de l’administration de l’Etat (le costard du neveu, bien intégré au monde bourgeois de l’administration, vient marquer la violence de la distinction sociale).


Du point de vue occidental qui est le mien, je ne peux pas ne pas voir combien il n’y a pas de jugement moral civilisateur. On l’a vu avec les femmes. On le voit également à la façon de traiter les hommes. Ainsi les amis du héros sont-ils fainéants (on les voit seulement assis ou allongés, ou alors à quémander devant la porte du héros), ou ne font-ils qu’exprimer la violence sociale de l’absence de travail possible ? Dans un univers manquant cruellement de tout, c’est bien l’attente de la demande d’aide qui nourrit la personne. Il s’agira du coup d’une mécanique sociale liée à une pratique déterminante d’un point de vue communiste : l’entraide est le ciment social donnant du sens aux relations humaines (par contraposition avec la violence instituée de l’administration qui n’aide donc jamais). S’agit-il de décrire la corruption d’une société défaillante moralement, ou bien la violence systématique de la pauvreté postcoloniale ? Il n’y a à proprement parler jamais corruption, mais entraide rémunérée avec les moyens du bord. Et la seule aide venant du monde bourgeois est celle du neveu et se transforme rapidement en vol. Enfin la polygamie, horreur morale pour nos sociétés bien trop certaines dans ces jugements civilisateurs, n’est-elle jamais exhibée comme un problème dans le film. Il y a un soutien moral et une certaine harmonie familiale face aux difficultés (et pourtant les deux femmes ne sont pas interchangeables, ni dans leur rôle, ni dans leur caractère).


Enfin, il nous faut dire combien ce film laisse exprimer une géopolitique de la colonisation. Si l’échec est patent pour le héros a réalisé l’acte simple de retirer un mandat, ce n’est pas seulement parce que la bureaucratie est dénoncée comme une abstraction incompréhensible. Mais elle l’est CAR il y a eu une violence colonisatrice marquée. Or l’administration reprend le langage de la domination coloniale et devient autoritairement domination de sa propre population. Ainsi la langue de l’administration est celle de la langue française, parlée par peu, et difficilement par notre héros, rendant les démarches longues et compliquées. L’argent lui-même, espoir de survie pour beaucoup ne vient pas du travail fait dans le pays mais d’un don extérieur, en France… Par un travailleur immigré qui semble exploité (la violence du balai, et du plan dans le métro dénotant une fatigue et une adresse mélancolique à un pays quitté pour l’argent, image grisâtre est l’espoir désespéré de ceux qui au pays vivent dans la lumière de la douleur de survivre. Ainsi de Paris au Sénégal se trace un destin commun de souffrance). Enfin les procédures administratives semblent elles-mêmes tirées de la violence antérieure de l’administration française. La régulation étatique semble être l’importation d’un système colonisateur qui reproduit la violence des riches contre les pauvres. Car ici les riches, comme le neveu ou les travailleurs de l’administration, semblent ceux qui ont accepté les règles de la domination impérialiste coloniale. C’est donc la France qui rend Ibrahima étranger à son propre pays. Le génie de Sembene est d’avoir pû tourner, pour la première fois dans le monde, son film en wolof, langue indigène, qui vient s’opposer à la langue coloniale incompréhensible. D’ailleurs on remarquera qu’Ousmane a réussi là où Ibrahima échoue : pour avoir l’argent de réaliser un film non soutenu par le régime en place, Ousmane a eu la finesse de doubler son scénario en français afin de faire croire qu’il le ferait en français, tout en ne le tournant qu’en wolof trompant ainsi son monde et réussissant alors le film qu’il voulait faire. Mais on remarquera le destin croisé entre le balayeur parisien qui envoi l’argent à Ibrahima et le réalisateur lui-même, passé par dix années de travail en France. Ainsi, si le récit se suffit à lui-même, nul ne peut ne pas voir combien il exprime la métaphore du post-colonialisme : d’un homme neuf au départ, se faisant curer le nez, et raser la tête, il finit humilié et incompris, le sang coulant de son nez abîmé sur ses vêtements ; ou autre image, d’un espoir d’argent venant de l’étranger pour qui tout le monde se bat, même le plus riche, on en finit par le riche qui lâche quelques sacs de riz en empochant la majorité du gain. Violence coloniale donc, dont le gouvernement, responsable devant la nation, est aussi coupable.


K & S


PS : on pardonnera à cet article de n’avoir pas su étudier la prégnance de la musique dans le film. Par manque de connaissance.


Decolosamke
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le 12 mai 2022

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