Le panorama urbain qui ouvre Le mouchard est celui d’une très belle transition, celle du cinéma muet au parlant. Expressionniste, superbement éclairé, il assigne à chaque passant, à chaque visage une fonction qui esquisse avec densité tous les enjeux du récit à venir : une affiche sur la récompense pour la capture d’un dissident irlandais, un chanteur des rues se faisant contrôler par la police sans s’interrompre dans un Dublin nocturne au charme que seul les studios savent distiller.
Dans ce premier succès de Ford, les outrances du muet subsistent et se mêlent aux expériences que le jeune cinéma offre encore, comme les surimpressions de cette fameuse affiche qui symbolisent les remords du protagoniste ayant vendu son ami aux autorités.
Ce dernier, outrancier et sérieusement limité, ne suscite pas la sympathie du spectateur. Incapable, par manque d’intelligence, de mentir correctement, il éructe tout au long d’un parcours chaotique au cours duquel il tente de noyer dans l’alcool sa culpabilité.
La mécanique tragique est clairement posée dès le départ, et les soupçons évidents. Ce qui semble intéresser Ford, c’est moins le personnage principal que son entourage et la façon dont il va composer avec son mouton noir : l’organisation des dissidents, la famille du défunt, et les femmes. La galerie des portraits qui s’en dégage est aussi efficace qu’attendrissante : trognes patibulaires pour les uns, foule avide mangeant aux frais de l’inconscient nouveau riche… Pour ce qui est des femmes, c’est l’image de la pietà qui se dessine : s’en remettant à Dieu, suppliant les hommes de cesser la tuerie, elles sont les représentantes du sacré sur une terre souillée. Gypo lui-même, dans ce décor nocturne et menaçant, n’est plus qu’une trajectoire vers la mort : ce qui compte n’est pas tant de savoir s’il s’en sortira, mais quelle sortie la communauté lui réserve. Eminemment catholique, le dénouement sur le pardon élève le film vers la parabole et pose les fondations de l’humanisme sacré de Ford.

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Sergent_Pepper
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le 26 août 2014

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