Le Nouveau Monde reprend l'action du premier film du diptyque adapté de Vilhelm Moberg, Les Émigrants, exactement là où il l'avait laissée : un groupe d'émigrés suédois, principalement centré sur la famille de Max von Sydow et Liv Ullmann, arrivent sur les terres vierges du Minnesota après un très long périple à travers l'Océan Atlantique. Alors que le premier volet s'était concentré sur la dureté des conditions de vie de cette famille paysanne en Suède et les raisons de leur(s) émigration(s) aux raisons multiples en Amérique, au milieu du XIXe siècle, ce deuxième temps raconte l'établissement de cette colonie nordique bigarrée, dans le nouveau monde éponyme, dans un souci de naturel et d'authenticité immersive toujours aussi important et appréciable. Encore plus long que le précédent (qui atteignait déjà plus de trois heures), doté d'une structure narrative un peu plus complexe faisant appel à des flashbacks, cette fresque arbore toutefois la même lenteur dans le rythme. Elle illustre une facette de la vie des immigrants de l'époque, dans toute sa complexité et sa diversité, en saisissant le mouvement à la fois dans son ensemble, d'une temporalité écrasante, et aussi dans les détails de ses aspects quotidiens qui avaient déjà fait le sel et le charme de l'autre film.


C'est autant la chronique intrinsèque d'une population suédoise émigrée qu'un portrait croisé, celui de nouveaux colons et d'une nouvelle terre.


Alors qu'ils arrivent sur les rives du lac Ki Chi Saga, la famille investit les lieux progressivement. Jan Troell insiste (agréablement, à titre personnel) sur la description minutieuse de leur nouveau mode de vie et de son évolution. Ils passent d'une vieille cabane en bois à une maison construite avec l'aide de leurs compatriotes et autres compagnons candidats à l'émigration. Ils s'habituent à la configuration du terrain, sa terre beaucoup plus fertile et son climat beaucoup plus rude. Ils font connaissance avec les populations locales, des marchands avoisinants aux Indiens de passage. Peu à peu, leur rapport à la propriété s'accorde avec le rêve qui leur avait été vendu à l'autre bout du monde : ils peuvent réclamer une parcelle de terre américaine sur la base du "first come, first served" et ils deviendront, par la force des choses, des citoyens américains.


Mais leur histoire n'évolue pas en vase clos, indépendamment de celle du pays qu'ils ont choisi d'habiter. Petit à petit, l'histoire des États-Unis s'invite dans la leur, notamment à travers le début de la Guerre de Sécession, la révolte des Sioux de 1862, et la "fièvre jaune" de la ruée vers l'or qui semble briller depuis l'autre bout du continent, en Californie.
La peinture des tribus indiennes est d'ailleurs très intéressante, nuancée et évolutive, en partant d'un apprivoisement mutuel et d'une certaine entraide à la tristement célèbre exécution collective de 38 Indiens par pendaison. Ce moment de l'histoire américaine est capté très simplement, de l'intérieur, comme une toile de fond qui laisserait le temps de ressentir l'évolution des rapports et d'apercevoir la naissance d'une nation en même temps que celle d'une spoliation. La réalité et la fiction intimement mêlées.
La convoitise que suscitait l'or alors est également traitée soigneusement, au centre des enjeux pendant une longue partie, c'est même à ce titre le motif d'un flashback très singulier. Le frère de Max von Sydow (aka Karl Oskar Nilsson) reviendra dans le Minnesota après un très long et douloureux périple à l'Ouest, raconté de manière très originale : pendant une grosse demi-heure, presque aucun dialogue, seulement des sons et des percussions pour habiller un montage volontairement hasardeux, illustrant la difficulté de ce voyage, la mort qui rôde et la surdité partielle du personnage. C'est un épisode expérimental déroutant, parfois difficile à supporter (à plusieurs titres).


À l'image des Émigrants, Le Nouveau Monde s'attache à décrire de manière réaliste et anti-spectaculaire la vie de colons et de paysans, en donnant une vision de l'exode qui prend aux tripes. C'est un vrai voyage avec des émigrés, au cœur de l'immigration, sans idéalisation. Le déracinement aussi cruel qu'inévitable, la précarité menaçante, la découverte de nouveaux espaces, et tous les maux dont on peut souffrir quand on est contraint de vivre à des milliers de kilomètres de sa terre natale. C'est un élément essentiel de cette œuvre de plus de six heures au total : rendre intelligible, presque palpable, ce que ces gens ont pu vivre et ressentir au XIXe siècle. Tous les points d'attache avec leur passé qui jalonnent le film deviennent autant de sursauts émotionnels tangibles : une pomme issue d'un arbre planté il y a de nombreuses années et un plant qui avait fait le voyage avec eux, la chaussure d'un de leurs enfants mort en Suède qui ressurgit, et autant de souvenirs que le personnage de Liv Ullmann n'arrive pas à oublier, à reléguer dans la case de sa vie passée.


La fin de cette seconde partie ressemble beaucoup à celle de la première : Max von Sydow est seul, âgé cette fois-ci, il a vu ses enfants et petits-enfants grandir et peupler ce nouveau continent. La joie du précédent volet, alors qu'il trouvait un espace idyllique où s'établir, a cédé sa place à une vague de mélancolie nostalgique. C'est sa mort qu'un de ses voisins annonce, à la faveur d'une lettre envoyée en Suède, expliquant que plus aucun de ses enfants ne sait parler suédois désormais. C'est la fin du très long mouvement d'émigration, et l'illustration magnifique des titres des romans originaux de Vilhelm Moberg : "Nybyggarna" (les nouveaux colons) et "Sista brevet till Sverige" (la dernière lettre pour la Suède).


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Morrinson
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le 30 août 2017

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