Déjà présente dans ses films précédents (Cochons et Cuirassés, Désir meurtrier), la question identitaire se pose une nouvelle fois chez Imamura : comment se définit cette société nouvelle, au lendemain de la guerre, prise en étau entre un modèle traditionnel quelque peu démodé et un autre véhiculé par le pays de l'oncle de Sam ? Et surtout, au sein de celle-ci, comment l'individu peut-il se définir ? Famille, travail, valeurs morales ou désirs, voilà autant de concept que le cinéaste passe au crible afin de rendre compte, avec acuité, de l'état d'une société en pleine mutation... En ce début des années 60, en effet, les événements s'accélèrent et, comme le symbolisent les jeux olympiques de Tokyo, font passer le Japon dans une nouvelle ère : le modèle américain prend de l'ampleur et bouscule les représentations (économique et politique) établies jusqu'alors. Déboussolé, les Japonais n'ont plus qu'à réinvestir la sexualité, seule donnée intangible dans un univers où tout part à vau-l’eau.

Comme le souligne très bien le titre dans son ensemble (Le Pornographe (Introduction à l'anthropologie)), le film est l'occasion pour Imamura de mettre en place une méthode qui sera récurrente tout au long de sa filmographie : vue d'ensemble sur cette immense fourmilière qu'est la société nippone, et observation à la loupe du comportement humain ! Froide et intraitable, dénuée de pathos et de moralisme évident, la démarche entreprise est aussi bien celle du scientifique que du documentariste, puisqu'il s'agit avant tout de mettre en évidence les déviances de la société et de questionner l'humanité de ses sujets.

Dans l'excellent Cochons et Cuirassés, Imamura avait déjà attiré notre attention sur le dilemme concernant l'être et le paraître : être Japonais tout en paraissant proche des Américains, être intégré dans cette société nouvellement capitaliste et paraître respectueux des valeurs traditionnelles. Dans le film, même les yakuzas étaient gagnés par ces questions existentielles et voulaient paraître socialement respectables. C'est ce qui arrive également à notre personnage principal, Ogata, un homme d'affaires qui n'en fait plus vraiment et qui voit dans la vente de films pornographiques l'unique moyen de subvenir aux besoins de sa famille.

Bien sûr, comme souvent chez le cinéaste, les personnages observés nous apparaissent étranges, timbrés, voire détraqués. Mais si on les juge ainsi, c'est parce que leur image est dissonante par rapport à nos propres représentations : ce quidam, aux airs d'honnête père de famille, n'a rien du pervers vendant des pornos sous le manteau ; tout comme Haru, dont l'attachement aux règles du veuvage ne laisse nullement transparaître son désir de refaire sa vie avec un autre homme ; tout comme ses deux mômes, bien habillés et goinfrés de préceptes éducatifs, ne semblent pas avoir un oedipe mal résolu et pourtant... Voilà ce que nous montrent finalement ces images : des troubles cachés, des souffrances étouffées, qui sont autant de symptômes du malaise qui gagne une société intoxiquée par l'américanisation brutale : malgré l'essor du capitalisme, la classe populaire souffre de la crise ; malgré leur argent, les nantis ne bandent plus et cherchent le frisson dans la consommation de porno ; malgré l'avènement de la démocratie, le bonheur est ailleurs, loin du carcan étroit dans lequel on veut enfermer le citoyen nippon. Le mal-être est là, omniprésent, et pour mieux nous interpeller à son sujet, Imamura va s'employer à nous le faire ressentir.

Dès le début le trouble s'installe avec cette narration qui évolue sur le mode de la mise en abyme : trois hommes, dans la pénombre, regardent un film que l'on devine contraire aux bonnes mœurs. Celui-ci gagne progressivement l'écran, avant de nous emprisonner dans sa propre réalité... Nous passons brutalement de la position de simple spectateur à celle de voyeur, ressentant immédiatement une gêne que la mise en scène d'Imamura se fera un plaisir d'entretenir : les visions à la dérobée se multiplient avec cette caméra légère qui filme à travers les fenêtres, les grilles ou les parois d'un aquarium. Voyeur, nous le sommes et nous le restons avec cette caméra qui capte furtivement des corps qui s'enlacent ou le regard lascif porté par un homme sur sa belle-fille.

Le symbolisme employé va lui aussi accentuer ce malaise, avec l'allusion à l'animisme (avec cette carpe, symbolisant la réincarnation du mari défunt, qui vient rappeler à Haru son comportement immoral) ou au corps malade (une cicatrice éveille la perversité d'Ogata, c'est en invoquant des maladies que le fils reste en contact avec sa mère, quant à l'hôpital il devient un refuge pour Haru...). Habilement, Imamura sème le trouble et nous montre un rapport au corps qui est plus pathologique, un rapport à l'autre qui est moins humanisé : pour quelques billets, on est prêt à jouer dans un porno avec son propre enfant ou à se faire passer pour vierge ; pour satisfaire ses pulsions, on est prêt à rompre tous les tabous et les règles sociales (au sein de la famille ou de la société). Et en filigrane, le cinéaste interpelle son spectateur sur son rapport aux valeurs, à la morale, à la liberté, ou tout simplement sur les rapports humains qui se redéfinissent brutalement.

Souvent judicieux, Le Pornographe peine à convaincre totalement et nous laisse avec un petit goût d'inachevé. En effet, si Imamura soulève de nombreuses questions, il semble parfois se disperser. Et puis, si certaines idées de mise en scène sont bonnes (la mise en abyme, le symbolisme), la distanciation voulue et la présence de longueurs empêchent le film d'être totalement impertinent ou subversif. Faute d'avoir le brûlot espéré, on se satisfait d'une œuvre qui parvient à nous bluffer visuellement, avec ces contres-plongées saisissantes, ce travail sur la profondeur de champ soulignant le vertige de nos désirs ou encore ce plan-séquence qui mêle l'orgie au baroque. Avec peu, Imamura évoque beaucoup et parvient à se montrer brillant, notamment lorsqu'il filme le corps dénudé d'Haru qui s'exhibe derrière la grille d'une fenêtre, représentation glaçante d'une liberté illusoire...

Mais c'est surtout dans sa dernière partie que Le Pornographe interpelle le plus, lorsque la quête de la chair, de la virilité fantasmée, entreprise par Ogata se transforme en désœuvrement social et sexuel : déçu par l'Homme, rejeté par la société, notre individu ne trouve le plaisir que dans le rapport à l'objet, au factice, à l'inhumain... L'ultime séquence, avec cette petite embarcation naviguant au gré des flots, devient alors le symbole effroyable d'une société qui, en oubliant le sens du rapport humain, se condamne à la dérive.

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le 2 mars 2023

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Procol Harum

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