Littéralement incroyable.
Adaptation d’un roman à succès (The fountainhead, 1943), Le rebelle s’applique à illustrer la thèse objectiviste d’Ayn Rand qui promeut l’individualisme et le génie objectivement reconnu comme seuls garants du progrès social et artistique. Une longue démonstration composée d’une succession de scènes colossales et outrancières desquelles sont absents la biographie de Franck Lloyd Wright, l’aventure et le romanesque. Franchement banale, l’intrigue importe peu, seuls comptent le personnage, l’individu, cet architecte joué par un grandiose Gary Cooper, dieu grec intransigeant, violemment tendu vers son Olympe.
Au passage, Vidor en profite pour régler quelques comptes.
Il y a, dans ce personnage de magnat de la presse incarné par Raymond Massey, un peu de ces producteurs qui lui refusèrent la seconde partie de son diptyque entamé avec Le grand passage (1940) ou encore de David O’Selznick dont l’inacceptable ingérence sur le tournage de Duel au soleil (1946) lui fit quitter le plateau. Décideur respectable, parfois allié objectif, sa compromission avec la foule, dans un pervers donnant-donnant, et son absence finale de courage le condamnent.
Egalement visé, l’impeccable Robert Douglas campe un méprisable critique aux allures de Méphistophélès toujours dans la pénombre ou hors champ, ourdissant des machinations obscures dont la nuisance est d’autant plus importante qu’elle ne s‘expose jamais clairement.
Le public, quant à lui, devient sourde menace; Une rumeur à l’opinion dangereusement volatile et aux aspirations conservatrice. Invisible, son état éthéré, évanescent, lui octroie l’omniprésence mais lui interdit de peser autrement que par procuration.
Peu importe.
Dans sa quête obsédée, l’insoumis Gary Cooper s’affranchit de ces contingences terrestres, matérielles ou spirituelles.
Disproportionné, incandescent, King Vidor nous propulse dans l’absolutisme du génie. Gigantesques, les intérieurs, mis en valeur par l’éclairage, rapetissent l’être humain, les baies vitrées débouchent sur des gratte-ciels toujours plus hauts.
Au paroxysme de l’inflexibilité, Cooper dynamite sa création, un logement social ayant pour malheur d’avoir été retouché à la marge. S’ensuit son hallucinante plaidoirie de 6 mn (imposée aux studio par Vidor), théorie sur la prédominance de l’individu sur le collectif, justificative de son délit, qui aboutit à un verdict non moins ahurissant.
Même sa relation avec la jolie Patricia Neal n’altérera pas son indépendance. Dans la séquence de la carrière, d’une beauté à couper le souffle, King Vidor organise la rencontre de ces deux caractères libres en inversant le rapport de domination que leur confèrent leurs situations: surplombant le cirque, elle observe ce gaillard musculeux, massif comme un roc, ruisselant de sueur, le marteau-piqueur bien dressé. Au fond du gouffre, il ne voit qu’une silhouette, arrière-plan de la matière brute. Dès cette exposition, elle est assujettie à l’objet du désir. Lui n’a d’autre horizon que la pierre. Elle n’est que parfaite, lui est un génie. Après une résistance illusoire, elle se mue en soutien et finit par le rejoindre au sommet dans cette magnifique séquence finale, pleine d’audace délicieusement suggestive : elle s’élève lentement le long de l’immense tour érigée de Gary Cooper…
Il est maitre du monde.
King Vidor réalise une oeuvre hors-norme, virtuose et splendide, manifeste de son génie, revendication d’une liberté totale. Un film complètement fou à l’ambiance parfois surréaliste. Ce faisant, il prend le risque de perdre en chemin une partie de ses spectateurs: absolu donc inaccessible, insensible et presqu’inhumain son personnage parait arrogant, il déplait. De même, son discours sur le génie objectif, en dépit de sa richesse et de sa flamboyance, risque de trouver peu d’écho à notre époque relativiste et tempérée du “vivre ensemble“.
Abhorré ou vénéré, discutable et discuté, Le rebelle n’exhibe qu’une seule certitude:
King Vidor était grand.