Peut-être est-ce l’hégémonie cinématographique du genre “super-héros” qui poussent des cinéastes “d’art et d’essai” à se positionner sur le sujet, ou peut-être est-ce simplement le malaise bien connu avec chaque nouvelle génération qui grandit et impose des exigences sans précédent au monde des adultes. Ce qui est notable, c’est que ces dernières années, les cinéastes européens ont étonnamment souvent placé au centre de leurs films des jeunes aux capacités inhabituelles, parfois même surnaturelles. Qu’ils développent des pouvoirs télékinétiques (Thelma, The Innocents), qu’ils deviennent cannibales (Bones and All), ou qu’ils se transforment en une étrange forme d’être vivant (Titane) – en tout cas, surgissent de nouveaux corps et de nouvelles attitudes envers le monde.
Le règne animal de Thomas Cailley s’inscrit dans cette nouvelle tendance du cinéma contemporain, nous présentant un monde dans lequel les humains sont transformés en être hybride, mi-humain mi-animal. Un film hybride, donc, qui est capable de convoquer des éléments de science-fiction et d’horreur tout en les fusionnant avec les conventions du cinéma d’art et d’essai, afin d’emmener son spectateur dans un voyage réflexif au sein d’un monde dystopique où des mutations ébranlent les fondements de l’identité humaine.
On serait tenté de faire une lecture métaphorique de ces mutants, que le langage désigne comme de noms monstres ou bestioles, selon qu’on pose sur eux un regard compatissant ou hostile. Les graffitis fleurissant sur les murs (“Pas de bestioles ici “) pourraient d’ailleurs faire écho à des réflexes xénophobes de la société actuelle. Pourtant, le film n’impose pas forcément cette lecture, il chercherait même à la désamorcer plutôt, ne serait-ce qu’à travers le comportement des forces policières, par exemple dans une scène du supermarché, où des créatures sèment la pagaille dans les rayons. Là encore, on dédramatise l’impact des mutants sur la vie quotidienne, on n’insiste pas sur les moyens drastiques mis en œuvre par les forces de l’ordre pour les neutraliser : simplement, ils sont là, et il faut apprendre à cohabiter avec eux. Cette volonté de dédramatisation s’incarne parfois dans des effets comiques (Émile “pêchant” des poissons sous l’œil médusé d’une voisine, la créature semant le désordre dans une guinguette …), certes pas toujours inspirés, mais cohérents avec le projet d’ensemble.
Ces monstres, en fait, doivent être pris pour ce qu’ils sont : des humains qui redécouvrent la part d’animalité. En ce sens, le film s’inscrit dans un discours écologique plus large, s’interrogeant sur la place de l’homme dans une nature avec laquelle il a bien souvent coupé les liens, afin de réinscrire l’humain au cœur de sa nature animale : d’abord terrifié par la métamorphose qui s’opère en lui, Émile apprend à l’apprivoiser, à en mesurer les propriétés. Sa rencontre avec Fix, un homme-oiseau, est à ce titre décisive. Celui-ci est conscient de ne pas “être fini”, il a l’ambition d’être “sublime” lorsqu’il pourra enfin voler, comme si sa mutation en animal le faisait accéder à un mode de perception du monde totalement nouveau. Cela ne l’empêche pas de souffrir au moment où il perd l’usage du langage, ce qui nous fait réfléchir à la frontière séparant l’humain de l’animal. Cette frontière se joue aussi dans le décor forestier, admirablement filmé par le cinéaste : la forêt des Landes semble tantôt ordonnancée par la main de l’homme, tantôt animée d’une luxuriance, d’un désordre qui évoquent en nous une forêt primaire.
Grâce à une narration habile et à de beaux moments d’émotion et de réflexion, Cailley a conçu une médiation à plusieurs niveaux sur les préjugés humains que nous entretenons tous, l’empathie que nous devons cultiver et le besoin universel d’acceptation. Bien que le film n’offre pas de solutions simples aux complexités de la vie – ce serait de toute façon trop demander – il offre tout de même de belles lueurs d’espoir. Un petit bijou qui va droit au cœur en se faisant exploration subtile de la fragilité et de la peur d’être humain.