Le Royaume de Kensuké
6.8
Le Royaume de Kensuké

Long-métrage d'animation de Neil Boyle et Kirk Hendry (2023)

L’image est belle. Voilà une phrase qu’on entend fréquemment en sortant de la salle.

Presque un aphorisme qu’on nous lance, comme ça, pour témoigner et faire savoir à tous que le film nous a plu. Car si l’image est belle, le film est par extension bon, n’est ce pas ?

C’est que Le Royaume de Kensuké fut propice à ce refrain sournois : les couleurs, l’animation, les dessins, les visages, prodiguent tous du plaisir à la pupille. Mélangeant éléments en 3D, photos et dessins, l’équipe artistique dote à l’île un air de paradis sur Terre, de royaume tropical pré-Anthropocène où vivent en paix orangs-outans, tortues et colibris. L’éternité règne sur ce bout de sable aux allures fantastiques, plus proche du féerique Hook que des Chasses du conte Zaroff, (aussi, l’un des deux effrayant encore les adultes, on évitera de le montrer aux enfants…)


En parallèle, Michael, enfant trop téméraire, ne supporte plus la vie aquatique : ses parents sont trop stricts, sa sœur indifférente à son égard, il s’ennuie ; bref, tout d’un gamin de son âge. Souhaitant être aux côtés de sa chienne, il s’aventure sur le pont, non attaché, alors que la tempête faire rage. Une vague l’emporte ; l’enfant glisse dans les profondeurs, puis ferme les yeux… Pour les rouvrir, étendu sur le sable blanc (trop blanc) de la plage, et entamer sa robinsonnade.

Car, de robinsonnade, Le Royaume de Kensuké en prend tout le caractère. Michael découvre subitement, loin de sa famille nucléaire férue de croisière, l’existence du monde. Du monde des pluies, du froid, de la faim, des animaux, des plantes, des roches, du temps alangui et du soleil éclatant - bref, du monde en général. Ainsi faut-il pour le jeune garçon se nourrir, s’hydrater, se couvrir, se protéger, mais surtout survivre. Puis, suivant les dix commandements du genre, Robinson rencontre son Vendredi. C’est ici Kensuké, un vieux japonais, sorte de Hirō Onoda pacifique vivant d’amour et d’eau fraîche. Entre les deux se tisse une amitié sincère, dans l’absence de paroles s’inscrit un profond respect mutuel - on aurait d’ailleurs préféré un film muet au ton grotesque de Michael, du style « Tu es blessé ? » , « C’est ta famille ? » , « Pourquoi vis-tu tout seul ? ». Ce n’est pas surestimer l’enfant que de lui permettre de lire à travers les plans, de s’initier au cinéma (à ses idées, à son langage, à sa stature) - car tout enfance n’est-elle d’abord pas un récit d’initiation ?


Alors, on retiendra du Royaume de Kensuké quelques trouvailles : faire écho à la bombe atomique par l’éclat d’une encre noire sur un parchemin vierge, montrer la dureté de la nature avec un simple raccord jour-nuit. Initiation certes, mais surtout imitation. Dans la forme, quelques références explicites, notamment à Spielberg lors de l’arrivée des braconniers (dans E.T des agents de la C.I.A. , le tout début du film) et que la caméra épouse le point de vue du traqué (de l’alien ou du ouistiti) à même le sol, parmi les fougères.

Dans le fond, le cahier des charges du film pour enfants - édition 2024 - est rempli : message écologiste, redécouverte de la nature, acceptation de l’autre ; c’est ce que j’appellerais pour synthétiser un film de prise de conscience. C’est-à-dire un film qui part d’un point A, ici la vie morose d’un enfant qui s’ennuie, négligé par sa famille ( « Qu’est ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire. » ) ; jusqu’à un point B, la prise de conscience quant au monde et ses malheurs.

Ces films glorifient l’individu qui, en tant qu’éclairé parmi la masse inconsciente, découvre, arraché à son univers, loin du « Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes », les maux de la réalité.




Alors, deux solutions :


Pour les grands films, s’achever sur la complainte de celui qui, par un nouveau regard, en a trop vu. Trop-plein d’émotions et d’efforts, inondés d’une sublime douleur, il nous faut expier ce que la conscience ne supporte. C’est le « Je suis finie, je n'ai pas le courage, j'ai peur… Oh mon Dieu, quel mystère, quelle beauté. » , ultime complainte d’Ingrid Bergman dans Stromboli, un pardon de l’actrice et du spectateur, nous qui tentâmes de pénétrer le royaume des images.


Pour les autres, détourner le regard, quitter le cinéma… Dans ces films, les maux ne restent que des mots : aucun passage à l’acte, la prise de conscience demeure limitée. Et l’individu repart, l’ego stimulé et l’esprit tranquille, à son meilleur des mondes.


Dans Le Royaume de Kensuké, Michael prend conscience. Mais sa prise de conscience ne résulte que sur l’abandon du combat à peine entamé, et c’est avec plaisir qu’il réintègre sa famille. Il renonce à l’acte. Et l’acte pour un enfant n’est pas impossible (Allemagne année zéro, ou la complainte d’un enfant ayant trop bien compris l’univers)…

Alors, Michael pourra énoncer à son entourage la beauté des lieux, dénoncer la cruauté des braconniers. Seul son monde aura changé : le vieillard mourra, les orangs-outans seront capturés, et l’île sera d’ici quelques années aménagée en Center Parcs !


Et au film de répéter ce qu’il a fait jusqu’alors : du tourisme.


Gori14
6
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Créée

le 14 avr. 2024

Critique lue 4 fois

Thomas Drappier

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