Avec Ken, Kenji Misumi vient clôturer brillamment sa trilogie dédiée au sabre. Contrairement aux deux autres opus, il s'éloigne de l'univers du chanbara pur et dur, pour développer le portrait psychologique de la jeunesse Japonaise du début des années 60. Bien ancré dans son époque, il semble s'inspirer du cinéma de la nouvelle vague Européenne (Antonioni, notamment) et Japonaise (Yoshida) auxquelles il emprunte les mouvements de caméra, le noir et blanc laiteux, et l’esthétisation des corps. Ici, la lame n'est plus source de perversion mais devient un symbole vers lequel convergent deux visages du Japon, l'un traditionnel et l'autre moderne, et qui va cristalliser les attentes d'une jeunesse en manque de repère.
Finalement, avec Ken, Misumi se rapproche plus du drame avec son triangle amoureux que du film de sabre. Triangle amoureux, triangle passionnel, il développe en tout cas ces relations d'amour/haine qui mettent aux prises trois représentations de la jeunesse. On a tout d'abord Kokubu (Raizo Ichikawa, excellent), le personnage central, c'est la figure symbolique du Japon traditionnel. Notre homme est présenté comme un être exemplaire, totalement dévoué à l'esprit du bushido. Misumi tire un peu les traits de son personnage mais évite la grossière caricature. En effet, il place son personnage dans le contexte du sport traditionnel, le kendo, et la perfection qu'il recherche est toujours justifiée par l'esprit de compétition : une vie d'ascète pour pouvoir être le meilleur.
De la même manière que le Japon traditionnel est idéalisé, Kokubu va servir de modèle à une jeunesse esseulée, en manque de repère. Ainsi, le jeune Mibu, qui vit dans un milieu essentiellement féminin, va trouver dans ce personnage un modèle de virilité vers lequel tendre. Misumi nous montre très bien la fascination qu'exerce ce modèle sur Mibu. Tout d'abord le jeune homme va essayer d'adopter le comportement et la réflexion de Kokubu comme un gamin copiant simplement son père. Ce qui permet au cinéaste de distiller un peu de légèreté dans son histoire avec des scènes plutôt cocasses comme celle où le jeune homme est obsédé par son rasage alors qu'il n'a pas un poil sur le menton ! Mais cette relation filiale va rapidement évoluer, l'admiration va laisser place à des sentiments amoureux tacites. Misumi ponctue son histoire avec des passages où les allusions à l'homosexualité sont clairement explicites, comme la scène du bain, mais ne s'y attarde pas pour autant. Toutefois le thème est récurrent chez Yukio Mishima, Ken étant basé sur l'un de ses ouvrages, on retrouve ainsi cet idéal de perfection masculine qui mêle homosexualité et valeur guerrière.
Seulement Misumi ne cherche pas à valoriser cet idéal traditionnel au détriment de la modernité. Ainsi le troisième larron, Kagawa, est issu de la jeunesse moderne et en épouse totalement le comportement : alcool, cigarettes, plaisir du jeu et plaisir sexuel ! Sa vie n'a rien de l’ascétisme affiché par Kokubu. Il a beau crever de jalousie envers ce dernier, il ne va pas chercher à lui ressembler. Non, car pour Misumi, son modèle de vie n'est pas moins bon que celui de Kokubu qui semble d'un autre âge.
Ainsi, malgré ses défauts, le modèle personnifié par Kagawa n'est pas perçu de manière négative. C'est plutôt le modèle incarné par Kokubu qui paraît utopique. Une scène résume à elle seule le film. Sur un terrain vague s'oppose Kokubu, en kimono et sabre à la main, à une bande de jeunes voyous. L'image choque par son aspect anachronique mais elle est très révélatrice. Bien sûr la figure du samouraï a fière allure face à des jeunes freluquets ; ces derniers ne font pas le poids. Mais ensuite on voit notre homme tenter d'achever un pigeon blessé alors que celui-ci pourrait très bien vivre s'il était soigné. C'est le symbole de ce modèle, qui dans sa quête de la perfection, rejette le plus faible ou le plus "imparfait". Ce modèle de "pureté" est utopique, et finalement non souhaité car toute existence à sa valeur, même celle des "impurs". Kokubu reste dans le mythe, Kagawa, quant à lui, demeure dans la vie.