La boucle est bouclée. Le Sacrifice se termine comme avait commencé L’Enfance d’Ivan : l’innocence de l’humanité vibrant autour de la simplicité du décor naturaliste. Sachant que ce film est le dernier du réalisateur, qui mourut peu de temps après, Le Sacrifice prend une tonalité encore plus dramatique. Alors que Nostalghia avait retranscrit le mal être profond d’Andrei Tarkovski, cette dernière œuvre continue cette remise en question : celle de toute une vie. Isolé sur une île agencée par de vaste plaine, un ancien comédien (Alexandre) commence à sentir le poids du monde sur ces épaules. Son regard est éteint de toute lumière. C’est un doux euphémisme : la torpeur est présente et ne demande qu’à éclore.


Le décor, minimaliste et apaisant par son creux silence, n’est qu’un subterfuge assez malin, un enclos vide de toute industrialisation laissant place à l’introspection. Cela a toujours été le cas mais le christianisme est l’épicentre du dernier long métrage d’Andrei Tarkovski : le don de soi face au matérialisme et le consumérisme qui abrogent la morale de l’homme et qui le contraint à tomber dans une guerre qui pourrait éteindre l’Humanité.


Alors qu’on pourrait suivre ce discours d’un œil distrait par le prosélytisme un peu bigot qui suit la spiritualité d’Alexandre qui fait le serment de tout perdre si l’apocalypse nucléaire disparaît, Andrei Tarkovski ne se veut jamais ostentatoire dans ses tirades existentialistes et fait preuve d’une humilité touchante dans la crise de son personnage. Sauver l’humanité contre la perte de tout ce que sa vie absconse a pu lui offrir.


Dans la misanthropie qui caractérise parfois son cinéma, Andrei Tarkovski égratigne la sphère sociale, le socle communautaire d’une société qui se meurt dans des mœurs individualistes et moribondes. Pour se faire, le réalisateur englobe son petit monde (Alexandre, sa femme, un ami etc…) dans la maison qui se trouve au centre de l’ilot pour schématiser les tensions qui lient les différents protagonistes entre eux : dans une caractérisation qui vire parfois au burlesque théâtral par le jeu maniéré et offusqué de certains acteurs (Valérie Mairesse).


Mais la solution se trouve peut-être ailleurs : la folie, la démence, comme celle de Domenico (Nostalghia) ou l’idiotie gentillette d’Otto ou la prétendue sorcellerie de Maria, la bonne d’Alexandre. Derrière cette insociabilité se cache une innocence à la pureté inébranlable. Chose magnifique chez Tarkovski : cette volonté de filmer et donner corps et grâce à ceux à qui on ne prête aucune intention. Le Sacrifice continue à radicaliser le discours du réalisateur, proche notamment de son personnage du Stalker, et l’émiettement de ses plans, qui s’allongent encore plus dans une économie d’effets intransigeante.


Certes il est difficile d’atteindre la force picturale d’œuvre comme Stalker ou la construction visuelle monumentale d’Andrei Roublev mais Le Sacrifice est d’une épure impressionnante même si l’on retrouve ses habituelles et sublimes incursions oniriques en noir et blanc. Andrei Tarkovski se détache complètement d’une normalité narrative : seule l’aspiration du temps, cette sensation de perte de soi captive l’essence nouvelle du cinéma du réalisateur russe.


Derrière le souci d’une caméra qui pose ses valises à travers des plans séquences saisissants, Andrei Tarkovski pousse le vice encore plus loin dans sa réflexion. Cette dernière passe par la symbolique mais aussi par une accumulation parfois grossière et inutile de monologues philosophiques sur la mort et une humanité qui se détruit à petit feu, faisant perdre au cinéma d’Andrei Tarkovski sa puissance contemplative en voyant le réalisateur privilégier son écriture dialoguiste plutôt que son écriture esthétique.


Mais la deuxième partie du film fera mentir cet argument tant la flamboyance visuelle écrasera tout sur son passage par ces ressemblances à « Le Miroir » avec cette lévitation au romantisme fébrile et cet incendie libérateur. Parfois bancal par son interprétation, obscur entre ses lignes, Le Sacrifice se révèle être peut-être le film d’Andrei Tarkovski le plus émouvant où la sobriété n’en est que plus religieuse. Une profession de foi inestimable.

Velvetman
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le 2 août 2016

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