Le temps, le climat et la vanité pressent l'aristocratie dans les ténèbres.

Réalisé entre le second et le troisième volet de la trilogie d'Apu, le Salon de musique est le premier représentant du versant aristocratique de la montagne Satyajit Ray tel qu'il était surnommé par son premier admirateur, le non moins illustre Akira Kurosawa. Dans la lignée des grandes œuvres qui ont pour sujet le crépuscule de l'aristocratie au profit de la bourgeoisie, ce Salon bengali ne souffre pas de la comparaison d'autres films fastueux comme la Splendeur des Amberson d'Orson Welles ou le Guépard de Luchino Visconti. En élargissant au théâtre, sa thématique se rapproche également de la Cerisaie d'Anton Tchekhov. Personnellement, ce thème lié au renversement des classes et à l'accélération des modes de vie me tient à cœur, qu'il s'agisse, à titre d’exemple, de l'ère industrielle ou du Japon de l'après-guerre.


Cependant, l'intérêt est avant tout esthétique. Le film se nourrit de nombreux courants tout en conservant une unité. Je vous propose un découpage en trois parties. Chacune amorcera le déclin d'une puissance aristocratique trop sûre d'elle pour survivre à l'aube d'un nouveau monde. Ces trois parties sont le temps, le climat et la vanité.


Le temps, car la plus grande partie du film est un flashback de quatre années. En l'espace de cette courte période à l’échelle humaine, le fringuant cavalier du début chronologique laisse place à un être avachi par les drames et immobilisé par un corps à peine soutenu par une canne. Cette périodicité donne l'occasion à Ray de composer un univers naturaliste où l'influence de Renoir est prégnante. Des plans d'ensemble d'une imposante demeure embrasée par les feux d'artifices au balayage d'un horizon infini, tout est manifestation d’un pouvoir ancestral. L'activité mélomane, le raffinement de la posture ou encore le langage méprisant sont autant d’attributs qui imposent la domination du riche propriétaire Biswambhar Roy à l'encontre de son voisin Mahim Ganguli, représentant d'une bourgeoisie avide de renversement. Toutefois, ce microcosme évolue rapidement. Au fil du temps, l'attitude respectueuse de Ganguli s'affirme jusqu'à côtoyer l'effronterie. À l'image, Ganguli occupe dans un premier temps, une position décentrée et gênée lors des représentations musicales de son hôte illustre. Au cours des suivantes, sa position se rapproche du maître de maison jusqu'à atteindre le centre de l'assemblée au cours de l'ultime manifestation, un dernier faste avant les ténèbres que l'on retrouve également au sein du film de Visconti cité plus haut. Si la perte de son épouse et de son fils unique a précipité l'avilissement du protagoniste, c'est bien la mutation inéluctable de la société qui obscurcit l'horizon d'une classe vouée à disparaître ou au mieux à sombrer dans l’anonymat. Ce constat est magnifié par l'un des plus beaux plans de Ray et à fortiori de l'histoire du cinéma : un véhicule à moteur, symbole d'un nouveau monde précipité, croise la route et dépasse un éléphant, lui-même emblème de la puissance ancestrale. Le mouvement du véhicule génère une trainée de poussière qui enveloppe le pachyderme jusqu'à le soustraire du regard de Biswambhar Roy et du spectateur.


Seconds aspects visuels du film, le climat et le cosmos donnent la pulsation de la tragédie. Un temps ensoleillé illumine les premiers instants du flashback et l'intronisation du fils dans le cadre d'une fastueuse festivité. Rapidement, quelques signes annonciateurs viennent émailler le récit à la manière des tragédies antiques. C'est d'abord l'obscurité qui enveloppe la chambre nuptiale et donne une consistance aux inquiétudes de l'épouse face à l'attitude de dilapidateur du protagoniste. C'est ensuite l'orage et la pluie qui viennent troubler les réjouissances de la seconde fête donnée par esprit de jalousie et à l'encontre des mises en garde. La perte de l'épouse et du fils emportés dans un typhon le même soir fait écho au criquet prisonnier et noyé dans un verre d'alcool que l'on a pu apercevoir plus tôt. Après la tempête, l'eau submerge les terres du riche propriétaire et semble assaillir l'édifice même. Au fil du récit le bâtiment se vide de ses occupants, la poussière et les fissures recouvrent les sols et les murs. Le glorieux palais se transforme vite en une ruine sous le regard désolé des caryatides.


Les éléments forcent la chute de l'aristocratie et l'ultime réjouissance n'y dérogera pas. Le baroud d'honneur est de courte durée, les ténèbres ont rapidement raison des bougies consumées. Le protagoniste ne peut assister qu'avec impuissance à la désagrégation de son monde. Il y aura pourtant une aube, mais Biswambhar Roy n'y survivra pas. Les jours nouveaux sont pour Mahim Ganguli et les privilégiés de l'époque moderne.


Le dernier point de repère est la vanité même du héros. Malgré les préconisations de son épouse évoquées plus haut, il persiste à imposer sa magnificence alors que ses revenus s'amenuisent. Le mépris qu'il affiche à l'encontre de Ganguli par le biais de sa posture ou de son inattention n'est qu'un leurre, car le pouvoir se trouve véritablement renversé entre les deux hommes. À la fin, seul le titre confère encore un semblant d'autorité à Biswambhar Roy. Ce dernier aime à parader devant les tableaux de ses illustres prédécesseurs, mais dès le début du film, il est cadré en reflet du miroir central ornant le salon de musique. Ce cadrage, ainsi que celui des invités lors de chaque représentation musicale est l'un des motifs majeurs du film. Emprisonnés dans ce cadre, ces personnages appartiennent déjà à un temps révolu et leur présence figée ne dénote pas aux côtés des ancêtres de Biswambhar Roy dont les tableaux jouxtent le fameux miroir. Il est intéressant de relever que le personnage de Ganguli se place de dos au premier plan lors de son premier dialogue avec le noble. Ainsi, son reflet n'est pas capté par le miroir contrairement à celui de son prestigieux interlocuteur. La bourgeoisie n'est pas le l'ancien monde, mais elle sera actrice du nouveau.


Après l'ultime danse, la vanité de Biswambhar Roy le pousse à humilier publiquement Ganguli. Cette victoire éphémère lui donne matière à disserter sur la qualité de son sang et de celui de ses ancêtres. Il contemple alors l'ensemble des tableaux jusqu'au sien corrompu par la présence d'une immense araignée. Ce plan que n'aurait pas renié Fritz Lang contribue à amener une dimension fantastique au film. Cette dernière vient contrebalancer l'aspect naturaliste du début. De la même manière, l'envoutement est total lorsque Biswambhar Roy se souvient des évènements joués dans le salon de musique au moment où celui-ci est gagné par le vide et la poussière. La musique hors-champ associée au mouvement de la caméra m'évoque l'un des célèbres plan-séquence de Rebecca d'Alfred Hitchcock où les événements décrits en off accompagnent le regard-caméra et leurs conséquences sur le mobilier.


Aussi pur soit-il, le sang de Biswambhar Roy retourne à la poussière du sable lors de la séquence finale du film. L'aube est nouvelle, la noblesse féodale est morte, place à la bourgeoisie.

Gnothi_seauton59
10

Créée

le 27 janv. 2023

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