Sans coup de foudre, rien ne passe comme une lettre à la poste.

Le cinéma de Ernst Lubitsch représente mon idéal en matière d'humour. Au-delà de toute considération subjective, son inventivité de tout instant, la subtilité de son écriture scénaristique, mais également cinématographique, ainsi qu'une ligne directrice placée sous le signe de l'hédonisme font de lui le premier maître de la comédie américaine ; en écartant bien évidemment le burlesque. Son influence se fera sentir sur le cinéma de ses proches collaborateurs tels que Otto Preminger et Billy Wilder, mais également au travers de tout un genre dont il contribua grandement à instaurer les codes. D'une sensibilité européenne, ses films n'ont pas pris une ride tant le caractère sulfureux de ses thématiques reste aujourd'hui fascinant. Mieux, la subtilité dont il fit preuve pour s'exprimer et perdurer au cours de l'âge classique lui confère une aura inatteignable dans le paysage cinématographie dans la mesure où la liberté de création généra une démarche plus percutante et apporta son lot de vulgarité. Rendez-vous, le métrage qui nous intéresse aujourd'hui, est sans doute la plus romantique de ses créations.
Le cinéma de Lubitsch est une mise en scène de compartiments. Chaque lieu clos génère ses propres codes et ce parfois jusqu'à l'imbrication des postures. L'action de Rendez-vous a lieu essentiellement au cœur d'une maroquinerie. La salle de vente est le lieu central, mais elle est connectée à divers compartiments scéniques qui ont chacun leurs fonctions matérielles, mais également leurs fonctions psychologiques. Par exemple, le trottoir devant la vitrine est le point d'arrivée des employés, un lieu de non-dits où la crainte de la parole déplacée est à son paroxysme. Chacun guette dans le but d’adopter la meilleure posture pour accueillir le patron du magasin. De la même manière, les réserves annexe et l'étage offrent des opportunités d'éclipsement pour les employés qui craignent les foudres de leur(s) supérieur(s). La salle de vente place les protagonistes à la vue de tous. Ainsi, toute dissimulation physique est impossible. Les acteurs sont contraints de s’acclimater à différentes postures en fonction des interlocuteurs présents. Cela donne quelques situations cocasses où le patron adopte des tons antagonistes en fonction de la présence ou de l’absence des clients.
Dans l'univers de Lubitsch, les accessoires ont une valeur prépondérante. En effet, ils servent à focaliser plusieurs couches d'humour. Il peut s'agir du téléphone où le jeune coursier imite la voix de ses supérieurs afin de se disculper d'un larcin ou plus tard, au moment de sa promotion sociale, d'affirmer avec nonchalance ses mêmes méfaits au client. Dans Rendez-vous, la boîte à cigarettes musicale est l'objet par excellence de la célèbre Lubitsch's touch. Il est d'abord un objet de discorde entre Kralik, le personnage incarné par James Stewart, et son patron. Au fil du récit, la boîte se trouve associée au plaisir coupable dans le cadre d'une vente, à la l'exaspération et enfin à une nouvelle discorde dissimulée quant au choix d'un cadeau de fiançailles. S'il n'utilise pas les objets, Lubitsch exploite diverses strates d'un même évènement. C'est le cas avec l'intrigue de l'amant de la femme du patron dont la teneur ne sera révélée qu'après sa conséquence, à savoir le licenciement abusif de Kralik. Toute la romance principale est également construite selon ce modèle.
La singularité de Rendez-vous dans le système lubitschien réside en sa redéfinition de l'idée de romance. Un aspect qui hisse ce film comme l'un des sommet d'une filmographie pourtant qualitativement très homogène. Lubitsch y déconstruit totalement le concept du coup de foudre, l'un des stéréotypes forts du genre. Ici, l'attachement se veut plus sensible, plus intellectuel. Il serait même proche du platonisme sans la naturelle subversion de son orchestrateur. En idéalisant la correspondance entre deux âmes sœurs qui se connaissent, mais ne savent se reconnaître, Lubitsch touche un point sensible de la nature amoureuse. Cet amour devient à double tranchant. D'un côté, la seule connaissance intellectuelle est propice aux fantasmes les plus élevés et la crainte de décevoir ou d'être déçu devient une entrave à la progression d'une relation. Pire, l'idéalisation met des œillères en occultant toutes les autres relations qui pourraient se tisser, cela même en présence de l'objet de convoitise. D'un autre côté, la correspondance favorise une relation affranchie des barrières pulsionnelles et des projections liées au paraître. Ce type de relation duale favorise un accès plus véridique à la personne désirée, mais une certaine fourberie peut s’immiscer. En effet, Kralik n’hésite pas à s'inspirer largement de l'écriture des grands auteurs pour agrémenter son phrasé. Toutefois, si cette sympathique entourloupe est à la source de l'admiration éprouvée par le personnage incarné par Margaret Sullivan, elle est aussi la cause de l'amalgame entre Kralik et son patron au sujet de la relation extra-conjugale de l'épouse de ce dernier. Ainsi, tout s'imbrique chez Lubitsch.
Enfin, Rendez-vous porte un regard tragique sur la réussite sociale. Consacrant le plus clair de son temps à son activité professionnelle, le patron délaisse son ménage et finit par être délaissé lui-même. Au bord du suicide, son salut ne viendra qu'au plus bas de l'échelle sociale avec le personnage du coursier. Plus tard, c'est aussi un autre coursier qui lui permettra de ne pas passer le réveillon de Noël seul.
Au sein du système hollywoodien, le plus épicurien des cinéastes n'a cessé d'égratigner les fondements moraux américains sur le travail, la famille et la sexualité. Il fut à la fois le premier et le plus moderne des pourvoyeurs de rire dans la grande industrie du rêve.

Gnothi_seauton59
10

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le 29 oct. 2021

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