Premier long métrage et première réussite majeure pour Haneke, qui impressionne déjà par son sens de l'image, par son acuité clinique déstabilisante en tout point, par le regard sans concessions qu'il porte aussi bien sur ses congénères que sur ce monde prétendument source de bonheur. Radicale, exigeante, dénuée d'affect, la mise en scène illustre avec force la glaciation émotionnelle si chère au cinéaste. Une approche artistique qui ne se contente pas de caractériser la trilogie du même nom, mais qui va irriguer en profondeur toute son œuvre, la rendant au fil du temps beaucoup plus difficile à accepter, ou à supporter.

Le septième continent est une expérience qui nous dévoile ses intentions dès la séquence d'ouverture, au cours de laquelle un véhicule est passé au car wash : on devine son identité (modèle familial, de haut standing) après en avoir aperçu quelques bribes (plaque d'immatriculation, phares, etc.), puis c'est sa fonction qui saute aux yeux : immobile, inerte, inutile ! Le reste du film sera de la même teneur mais cette fois-ci c'est une famille bourgeoise, modèle de réussite et de félicité selon nos sociétés modernes, qui sera disséquée jusqu'à l'os, décapée de son vernis ostentatoire, pour finalement nous laisser voir ce qu'elle est vraiment : une coquille vide, dénuée de chair et de sentiment.

Voir cette réalité nue, sans fard ni discours explicatif, avec tout ce que cela implique comme choc émotionnel, comme sentiment d'abandon, est sans doute la principale ambition du Septième continent. C'est pour cela que le motif de "l’œil" est omniprésent et que la notion de "regard" forge l'entièreté du récit, flirtant même avec le jusqu'au-boutisme exaspérant. À travers l'objectif, on distingue ce que les personnages voient (la litanie des gestes mécaniques) et on devine ce qui échappe à leur champ de vision (l'individu qui est au bout de cette main qui exécute, la vie qui bouillonne au-delà de l'écran de télévision). Plus généralement, il faut voir les symptômes pour percevoir l'existence d'une maladie, c'est exactement ce que s'emploie à faire Haneke, avec rigueur et méthode.

D'ailleurs, celle qu'il utilise a tout de l'approche clinicienne : une étude en trois parties (correspondant à trois journées prises sur autant d'années), la première étant dédiée à l'observation attentive du sujet, puis à celle des symptômes pour finir par la phase "traitement", qui sera pour le moins radicale ! Bien sûr, cette approche peut rebuter par sa forme, par sa mise à distance émotionnelle. Et pourtant, Le Septième continent reste une œuvre passionnante à suivre, grâce à sa limpidité, à sa clairvoyance, à la critique féroce qu'elle sous-entend, mais aussi grâce à cette spontanéité qu'elle dégage, cette aisance insolente qui se fera rare par la suite chez Haneke, lorsque son cinéma se sera sclérosé sur ses principes.

Premier mouvement, premier choc visuel : l’œil de la caméra ausculte, explore, étudie minutieusement, et découpe au scalpel le quotidien d'une famille jusque dans sa plus grande intimité. La segmentation plan/ geste nous révèle alors une vie réduite à une succession absurde de gestes répétitifs, où l'action devient un rituel immuable (on se lève à heure fixe, on dispose religieusement les aliments sur la table, on se brosse les dents avant d'aller se coucher, etc.), et où la conscience, l'échange et l’émotion sont des données oubliées (les visages restent en hors champ, le bruissement télévisuel remplace les paroles, etc.). Ce couple, qui a pourtant tout pour être heureux (enfant, situation aisée), nous apparaît éteint, étouffé par la monotonie du quotidien, disloqué en séquence journalière, morcelé en gestes vains.

Il faut voir pour se rendre compte, semble nous dire le cinéaste autrichien, eux, ses personnages, en sont incapables... comme le laisse entendre la lettre écrite par l'épouse : « notre situation matérielle est vraiment excellente. Que reste-t-il à raconter ? ». On serait tenté de rajouter : que reste-t-il à espérer !

Si la maladie explose au grand jour, c'est par le regard qu'elle se manifeste. Eva, la fillette, dit être aveugle. Sa mère, ophtalmologiste, l'ausculte mais ne trouve rien. Normal, la cause n'a rien d'organique ! Alors, le cinéaste, une nouvelle fois procède avec méthode et adapte sa mise en scène afin de faciliter l'acutance. Le jeu sur les contrastes, les lumières claires, nous révèle une maison familiale sans vie, trop propre, trop ordonnée, trop aseptisée : c'est la blancheur qui rappelle l'environnement clinique, c'est le faisceau bleuté de la télé qui hypnotise les êtres. Le jeu sur les sonorités va finir par parachever notre mal-être, les premiers symptômes peuvent apparaître : les pleurs, les cris, les émotions...

La caméra invite alors notre regard à se poser sur ce qui semble être la cause de tous les maux, en fixant attentivement ces pièces de monnaie qui s'empilent outrageusement dans les tiroirs-caisses, en observant très longuement (et forcément un peu lourdement) ces billets de banque balancés aux chiottes. Le discours peut paraître un peu simple, le symbolisme un peu trop marqué, mais Haneke réussi son coup : il choque, interpelle et bouscule les consciences. La rigueur de sa démarche, la glaciation émotionnelle voulut, lui permettent de conduire son propos avec maestria.

Le film se fait critique social avec la vision de cette société de consommation qui déshumanise les familles, ritualise l'existence jusqu'à l'absurde, remplace les émotions par des objets et instaure le poste de télévision comme l'idole des temps modernes. Mais Le Septième continent se dote également d'une approche existentialiste en questionnant notre conscience dans l'ultime partie : la vie, ainsi proposée, veut-elle la peine d'être vécue ? Haneke troque toutes réponses contre un miroir déformant qui nous révèle une réalité saisissante, brutale et outrageusement pessimiste...

La société moderne entraîne l'existence dans une impasse sans sortie de secours, le bonheur restera illusoire tant que nous resterons attacher à notre petit confort. Les chaînes docilement acceptées contre quelques billets entraveront le libre arbitre de nos personnages, les laissant nourrir de pathétiques rêves d'un lendemain meilleur (l'évasion en Australie) alors qu'ils sont réduits à l'état de spectateurs inertes, regardant passivement la vie qui s'écoule au loin comme cette eau qui ruisselle sur le pare-brise de la voiture. Progressivement le malaise nous gagne, tandis que l'autodestruction finit son œuvre à l'écran, le message qui s'en dégage (vivre ainsi, c'est déjà être mort) nous glace les os et nous ouvre les yeux : une fois accepter notre soumission, il ne nous reste plus qu'à pleurer comme cette mère ou à prier dans le noir comme cette fillette, le bonheur comme la douceur d'une plage de sable fin restera à jamais une utopie.

Créée

le 22 oct. 2023

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Procol Harum

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