Il y a bien longtemps déjà, Eric Rohmer écrivit qu'on ne pouvait aimer en même temps John Huston et le cinéma. Et pourtant, même s'il me laissa parfois plus que circonspect (A Walk with Love and Death !), Huston fut pour moi celui qui incarna le mieux le cinéma avec un grand C, populaire et inénarrable, le glorieux cinéma hollywoodien, tonitruant et vivifiant, il fut de ceux qui ont donné ses lettres de noblesse à " l'entertainment " ! Réduit bien souvent à cette thématique de l'échec qui lui fut si chère, on en oublierait presque ses immenses qualités de conteur, de cinéaste de la vie et du vivant. Comme le cinéma c'est la vie et la vie une aventure, il mit en scène des aventures gorgées de vie et des vies aventureuses en diable, afin de nous rappeler, l'espace d'un instant, ce que c'est que d'être vivant : être dans l'action, sur le ring, prendre des coups et en donner, tituber, chuter et savoir se relever. Une philosophie que The Treasure of the Sierra Madre, magnifique classique hollywoodien, s'emploie à illustrer avec panache.


Comme il a pu le faire auparavant, et comme il le fera bien souvent par la suite, c'est à travers l’œuvre d'un autre qu'il exprime ses idées. Il adapte le roman de B. Traven et voit dans son histoire (un groupe d'aventuriers succombant à la fièvre de l'or) une belle allégorie de la vie, voire de la société US : les aventuriers sont assimilés aux premiers pionniers, la quête devient la conquête de l'ouest, et c'est dans le rapport à l'or, ou à l'aventure, que se nichera le sens que l'on veut donner à la vie. C'est ce que symbolisent très bien les trois principaux protagonistes : pour Dobbs (Humphrey Bogart), ce n'est qu'une fuite en avant, la cupidité l'emportant sur tout sens moral ; pour Curtin (Tim Holt), c'est avant tout un moyen pour se réaliser en tant qu'homme (ranch, famille, etc.) ; quant au patriarche Howard, ce n'est pas tant l'or qui compte que l'aventure, que le sentiment d'être vivant !


Forcément, la morale finale est évidente et la critique qui en découle est pour le moins limpide (l'avidité des hommes, les dérives du système capitaliste). Mais, comme ce sera le cas pour les personnages, l'important est moins la destination que le chemin à parcourir : c'est dans l'art du récit, dans la capacité qu'ont les acteurs à incarner des valeurs ou à faire naître l'émotion, que se nichent les vrais trésors du film. The Treasure of the Sierra Madre est autant un film de conteur que d'acteur, c'est aussi bien une promesse d'aventures qu'un désir de western.


Qu'importe l'opinion d'Eric Rohmer, John Huston pue le cinoche à plein nez et son film répond à la première des attentes du spectateur, celle du plaisir. Plaisir des yeux évidemment, avec ces plans larges magnifiant la sauvagerie des lieux, cet univers minéral imposant et familier (rappelant ouvertement Les Rapaces, l'autre chef-d'œuvre sur l'avidité) ainsi que sa faune peu hospitalière. Sans oublier ces gros plans, ô combien suggestifs, sur les trognes inimitables des personnages, facilitant ainsi le travail d'acteur merveilleusement charismatique (Bogart et surtout Huston senior). Plaisir aussi d'assister à une véritable aventure humaine, où l'on dépasse ses limites en même temps que les sentiers escarpés, où le mouvement perpétuel de l'homme (qui court, marche, saute...) se heurte aux dures lois de la nature, et où l'on éprouve sa peine en même temps que sa raison (d'être). Plaisir évidemment, jouissif et singulier, de vivre un western qui ne dit pas son nom, un western qui se réinvente, où les femmes sont absentes et les hommes livrés à leur triste sort, où l'aridité des grands espaces ne fait que mettre en relief la nature âpre des protagonistes, où les attaques de brigands ressemblent à celles des indiens et où le "héros" blanc suinte la crasse et le vice... Que ce soit l'action ou l'intensité dramatique, l'émotion ou les qualités graphiques, tout est mis en œuvre afin de faire battre un peu plus vite le palpitant du spectateur. Et si le film semble démodé ou peu original par certains aspects (les caractérisations de l'antihéros qui ont été, depuis, maintes fois reprises), cela n'altère en rien l’inestimable aura de ce chef-d'œuvre de l'entertainment.


Dès le début, son emprise s'installe et on devine son ambition d'adjoindre le fond à la forme. The Treasure of the Sierra Madre se distingue ainsi du tout-venant par ses qualités réflexives : deux intrigues se dessinent, la quête aurifère propice à l'action ou aux savoureuses péripéties, et l'aventure humaine sur laquelle se greffera la vraie densité du récit.


Et c'est bien par ses talents de conteur, que John Huston brille avant tout. La narration est fluide, le rythme maîtrisé, et en une poignée de séquence seulement le cinéaste met en place sa double intrigue : Tampico, ville symbole de la civilisation moderne, a tout de l'enfer terrestre pour le plus démuni ; ruelles sordides, alcool et castagne constituent le triste quotidien de ceux que la société ignore. Plus personne ne voit Dobbs, la loque humaine déambulant, plus personne n'entend Howard, le vieux radoteur, leur départ pour un ailleurs sauvage est inévitable. L'aventure peut commencer, le spectateur vient de prendre la pleine mesure de sa dimension symbolique.


On appréciera aussi bien cette aisance à transcender les stéréotypes (la psychologie des personnages s'affinant au gré des péripéties) qu'à conduire une métaphore avec un minimum de subtilité. Là aussi, le récit enchaîne les lieux communs propres au film d'aventures mais sans jamais grossir le trait : voyage en train ou en mule, progression en terrain hostile ou feux de camp à la belle étoile, rencontres diverses et variées (paysans, bandits, serpents...), coup de feu, coup de sang et bons sentiments symbolisent à merveille les différentes épreuves de l'existence. Malgré quelques ficelles narratives un peu trop évidentes, la fable souhaitée prend une jolie ampleur et gagne notamment en consistance dans sa dernière partie, lorsque la dimension humaine prend le pas sur l'action ou les considérations bassement matérielles.


Comme ce sera le cas avec The Man Who Would Be King, la question spirituelle s'invite brusquement dans le récit, lors de la rencontre avec les autochtones, et permet au film de prendre un peu de hauteur. La foi est perçue sans une once de complaisance, pouvant induire la discorde ou faire couler le sang, mais aussi provoquer de vibrante communion (la remarquable séquence de la guérison). C'est bien là où réside le principal trésor de cette aventure, dans l'humain et non dans la pierre. Et même si la morale peut paraître un peu simpliste, Huston a le mérite de l'illustrer plutôt joliment à travers les destins croisés de ses personnages : tandis que la quête aurifère renvoie Dobbs à son point de départ, celle de Howard se gorge de sens, soignant, touchant, communiant avec l'homme comme avec la nature. Qu'importent les pierres dorées ou les veaux d'or, ce ne sont que des chimères qui conduisent l'homme au fond du précipice (comme ce sera le cas, de manière plus explicite, pour Dravot). Plutôt que de céder à la tentation, il vaut mieux en rire, comme l'indique avec une puissante ironie l'ultime séquence : Walter Huston jubile, la raison du père vient de gagner.

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le 9 sept. 2023

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Procol Harum

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