La séquence peut paraître anodine mais elle est significative de ce qu'est réellement Le voleur de bicyclette : fraîchement employé comme colleur d'affiches, Antonio se fait dérober sa précieuse bicyclette pendant qu'il colle au mur une affiche représentant une Rita Hayworth des plus glamours. Le message qui en découle est limpide : c'est en reléguant en toile de fond les rêves préfabriqués et les stéréotypes hollywoodiens que le cinéma parvient à mettre au premier plan la réalité sociale de l'époque, dénonçant ainsi le chômage et la misère des classes populaires sans se départir pour autant de ses ambitions artistiques. Avec Le voleur de bicyclette, le néo-réalisme ne s'embarrasse pas du superflu et va à l'essentiel en donnant constamment du sens à ses images : le réel n'est pas simplement retranscrit, il sert à redéfinir le cinéma militant.


Évidemment aujourd'hui, au regard de sa réputation, on peut être déçu par un film à la trame narrative aussi légère et au rythme parfois inégal. Mais plutôt que d'être une faiblesse, c'est bien sa simplicité apparente qui sera le gage de son efficacité ! Le tandem De Sica/ Zavattini, en effet, se réapproprie adroitement les règles du théâtre classique afin d'établir une construction narrative imparable dans laquelle le drame de l'Homme évolue crescendo : Antonio passe successivement de chômeur à travailleur heureux, avant d'être contraint à l'errance dans les rues de Rome. Le respect scrupuleux des règles d'action, de lieu et de temps permet ainsi au film de se présenter comme une tragédie moderne particulièrement efficace : le drame d'Antonio occupe tout l'écran et sollicite inévitablement notre empathie ; quant au resserrement géographique (Rome et son dédale de ruelles) et temporel (l'action se déroule en quelques heures), il permet de nous faire ressentir l'inéluctabilité du drame. Rarement le drame humain aura été porté à l'écran avec autant de force et de justesse.


Cette notion de justesse on la doit essentiellement à sa capacité de restitution du réel : les mouvements de foule, les pérégrinations à travers les ruelles, l'attention toute particulière portée au quotidien (course cycliste ou partie de palets, passage au mont-de-piété ou chez la voyante, etc.), ou encore l'emploi d'acteurs non professionnels (Lamberto Maggiorani et Enzo Staiola, tous deux formidables) contribuent à l'étonnant réalisme du Voleur de bicyclette. Mais là où le film s'avère le plus bluffant, c'est sans doute dans sa capacité à illustrer l'errance de son principal protagoniste. Collé irrémédiablement aux basques d'Antonio, on suit une action qui semble se dérouler en temps réel, avec ses moments de pause, de répit ou d'hésitation, avec ces chemins que l'on emprunte presque par hasard, avec ces déambulations rythmées notamment par les conditions météorologiques (la pluie fait hâter le pas ou contraint à l'attente sous un porche), avec cette idée de déplacement suggérée par la caméra (on alterne constamment entre intérieur et extérieur, espace ouvert et confiné, une impression qui est renforcée également par la multiplication des seuils que l'on franchit ou des regards que l'on jette à travers une fenêtre), et avec ce sentiment d'authenticité véhiculé par les effets de mise en scène (les panoramiques viennent relayer la vision d'Antonio, le travail sur la profondeur de champ renforce le réalisme ambiant...).


Mais tout cela, finalement, serait peu de chose si De Sica ne parvenait pas à nous sensibiliser au drame humain qui se joue dans cette société au lendemain de la guerre. Pour ce faire, il s'applique à retranscrire l'intériorité de son personnage principal, nous faisant partager ses états d'âme, ses joies et ses espérances, ses angoisses et ses souffrances. Ainsi, les lieux traversés et les éléments naturels vont se faire l'écho de ses atermoiements et de ses sentiments : une ruelle déserte ou un ciel trop gris viendra suggérer sa solitude ou sa détresse, la pluie pourra également prolonger ses larmes... bien sûr ces méthodes paraissent classiques aujourd'hui, mais elles sont utilisées avec beaucoup d'élégance par De Sica pour composer des séquences remarquablement expressives : les rayons du soleil, délicatement entraperçus, viennent souligner l'entente entre un père et son fils autour d'une bicyclette ; quant à la pluie diluvienne, elle exprime bien mieux que des mots la perte des derniers espoirs... Le rendu est remarquable, tout au plus on pourra regretter l'emploi d'une musique parfois trop insistante.


De même, le propos social va gagner en consistance grâce à une mise en scène qui sait se montrer finement pertinente. Ainsi, une séquence a priori anodine comme celle du restaurant - qui se distingue par sa légèreté, ses dialogues et ses gros plans - va permettre au cinéaste de révéler les différences qui existent entre les classes sociales en opposant simplement le contenu des assiettes entre pauvres et riches. En se montrant toujours aussi fin et pertinent, il pose un regard critique sur les instances du pouvoir à travers les différents personnages qu'Antonio sera amené à croiser tout au long de son périple, religieux et policiers notamment. En effet, on constate que les miséreux ne savent plus à quel saint se vouer, puisqu'ils sollicitent aussi bien les prêtres que les voyantes. Quant à la police, elle peine à assumer sa fonction face à l'essor de la délinquance (les pauvres se volent entre eux, la mafia fait sa loi). À travers une histoire d'une simplicité désarmante, De Sica nous brosse ainsi le portrait saisissant d'une société dans laquelle l'injustice règne en maître et les grandes instances sont défaillantes. Il nous montre, finalement, que cette société condamne irrémédiablement les miséreux à la misère ! C'est ce que nous indique d'ailleurs le titre, ladri di biciclette, qui peut se traduire par « les voleurs de bicyclettes » : il y a plusieurs vols car rien n'est fait pour empêcher le volé de devenir lui-même un voleur.


Le désespoir est-il total pour autant ? Non, si on a foi en l'Homme, nous murmure le cinéaste.


Cette foi en l'humain, De Sica nous la fait sentir en épousant progressivement le point de vue de Bruno. L'enfant qui, jusqu'alors, n'était qu'un simple personnage secondaire (il se contente de suivre son père) va soudainement donner au récit sa dimension morale. C'est l'enfant, le seul être innocent de l'histoire, qui va rappeler à tous le sens d'un mot oublié, celui de la dignité. Lors de la séquence finale, Antonio semble avoir tout perdu : il est conspué par la foule, il n'a plus de bicyclette, plus de travail, plus de raison d'être... Sauf pour Bruno qui lui tend la main et lui redonne son statut de père, sa condition d'homme digne. Dans une société dans laquelle on ne peut croire ni dans les instances du pouvoir ni dans la religion, la foi la plus durable demeure celle que l'on accorde à l'Homme, malgré tout.

Procol-Harum
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le 22 nov. 2021

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