Le Voyage de Chihiro
8.4
Le Voyage de Chihiro

Long-métrage d'animation de Hayao Miyazaki (2001)

Ambiance


Je me souviens la première fois où je l’ai vu. C’était dans la grande salle qui jouxte les cuisines. J’attendais patiemment l’ouverture des bains de vapeur. Il régnait une certaine effervescence dans le l’établissement de Madame Yubaba. Comme bien souvent. Une dizaine de filles, arc-boutées sur leur serpillière, nettoyaient la salle en de longs va et vient successifs. Parmi elles, Sen. Mon regard s’est attardé, non pour donner quelque friandise à mon ennui mais bien par curiosité. Plus chétive que les autres filles, elle semblait plus maladroite mais surtout moins expérimentée. Ses bras maigrelets avaient du mal à supporter son poids, ses jambes osseuses peinaient à propulser ce corps pourtant filiforme. Ses pieds, en perte d’adhérence constante, patinaient et laissaient Sen s’échouer dans des postures plus ou moins acrobatiques. Il se dégageait d’elle un sentiment d’abandon mêlé à une idée d’urgence. C’est dans cet état horizontal qu’elle commença sa métamorphose. Lorsqu’elle quitta la pièce, dans les traces de son dernier sillage sur le parquet, la trace d’une larme pas tout à fait sèche.


Je me nomme Kaba. Esprit mineur d’un petit bois de bouleaux. Chaque année je viens me ressourcer au sein de l’établissement de Yubaba. Ma proximité avec l’école d’Otsuki fait que je côtoie beaucoup d’enfants. Ils viennent tous les jours dépenser leur énergie sous mes feuillages. A part quelques branches cassées et d’inoffensifs gravures sur mes écorces, je n’ai pas à me plaindre. Mon séjour aux bains me procure un sentiment de plénitude qui me devient, année après année, plus que nécessaire. Mais assez parlé de moi. Revenons à Sen, ou plutôt Chihiro comme je l’appris plus tard.


Après cette première rencontre fortuite, je passais mon temps à profiter pleinement des services proposés par l’établissement. Au gré de mes activités, je découvrais des sensations nouvelles procurées par les eaux thermales du vieux Kamaji. Probablement aussi âgé que le bâtiment lui-même, Kamaji règne sur les entrailles de ce microcosme. En véritable organiste, il compose des mélodies aqueuses qu’il laisse jaillir le long d’interminables tuyaux. Une ouverture en d’eau thermale, chauffée au fourneau dans des soupirs de vapeurs blanches, quelques croches de charbon noir et des ornements d’herbes vertueuses. Chef d’orchestre aux six bras extensibles, il dirige son parterre de susuwatari, broie les plantes médicinales et laisse échapper au hasard d’une rencontre quelques grognements. Si on peut le trouver distant au premier abord, il se révèle être bienveillant ascendant ronchon. Kamaji est l’un des nombreux personnages que j’ai le privilège de côtoyer à chaque séjour. C’est dans la touffeur de son antre que j’ai également croisé le chemin de la belle Lin. Encore une âme dévouée malgré elle à la cupide Yubaba. Lin, sous ses airs habillés de rudesse, peut-être pour mieux se protéger, cache une personnalité attentionnée. C’est elle qui a su guider Chihiro dans les étages et les couloirs, jusqu’au sommet et les appartements de la sorcière. Lin m’a raconté que pour travailler aux bains il faut abandonner ce que l’on possède de plus cher. Son nom. C’est pour rentrer au service de la sorcière que Chihiro est devenue Sen. Pour ne pas disparaître dans les limbes brumeuses du monde des esprits, pour sauver ses parents, pour entamer le voyage le plus long et le plus difficile que puisse faire un enfant : le voyage qui mène à l’âge adulte.


Chihiro a souffert. Elle s’est confiée à moi, au hasard de nos rencontres. Mon odeur, semble-t-il, lui rappelait le bois qui dormait derrière son ancienne école. Peut-être est-ce l’action conjuguée de cette nostalgie et de mon apparence débonnaire qui a érodé ses réticences. Les premiers moments furent éprouvants. Chihiro devenue Sen, amputée de son identité, noyée dans une masse qui la rejette, elle se réfugie dans le travail pour mieux s’abandonner. L’oubli est le principal allié de Yubaba. Au fil des discussions, elle évoque l’intervention d’un mystérieux garçon sans qui elle n’aurait pas survécu. Je devine chez elle un profond respect pour le jeune homme et un amour sincère, désintéressé, fraternel. Chihiro me révèle ses inquiétudes. Haku, semble-t-il, côtoie d’un peu trop près la sorcière. Ambitions, vengeance, servitude, Chihiro ne sait ce qui anime les intentions de son ami. Angoissée, elle trouve malgré tout sa place au sein de l’établissement, jour après jour.


Une journée qui a fait grand bruit. Alors que je me prélassais dans les méandres cotonneuses d’un bain aux soupirs d’eucalyptus, je perçus de l’agitation provenant d’un couloir voisin. Quelques échos de voix glanés me précisèrent l’arrivée d’un client « spécial ». Animé par la curiosité, je descendis les étages me séparant du rez-de-chaussée. Une foule bigarrée scrutait avec une certaine agitation le portail d’entrée. Le client arriva, précédé de ses effluves nauséabondes. Aucune brise ne devrait avoir à transporter fumet aussi méphitique. Une rumeur enfla dans l’assistance. Un mouvement de recul agita la foule, un soubresaut reflex. Des narines frissonnèrent de d’égout, des larmes chevauchèrent des joues rebondies et des lèvres frémirent dans un unisson glaçant : un esprit super putride. Après s’être effacée, Yubaba confia le client à Chihiro. Je pense que cet instant fût le premier jalon franchit vers la maturité. Chihiro sut accompagner l’esprit dans le grand bain. Guidée par son désir de bien faire et un soupçon de curiosité elle délivra le dieu Kawa no kami de ses tourments en le débarrassant de la pollution humaine qui l’entravait. Chihiro venait, aux yeux de tous, de prouver sa valeur.


Je me souviens parfaitement du jour de son départ. Accompagnée par messire Haku, elle attendait à l’extrémité du pont, face à l’établissement des bains. Yubaba la toisait. Elle ruminait de sombres pensées. Des secrets, dont j’ignorais la nature, devaient s’être tissés entres elles. Mais après l’épisode du Kaonashi, le Sans-visage, qui avait dévasté une partie du mobilier, Yubaba tenait la jeune fille pour responsable. Dans sa sagesse mêlée d’ingénuité, Chihiro avait refusé les cadeaux de l’esprit solitaire. Stimulant leur cupidité, le kaonashi achetait la compagnie des résidents. Mais le refus de Chihiro enragea l’esprit qui sema le chaos dans les couloirs du bâtiment. La compagnie de la jeune fille n’était pas à vendre. Et encore moins son amitié. Je n’appris que bien plus tard qu’ils avaient voyagé ensemble, sur la voie ferrée lacustre. Comme deux vagabonds se dirigeant vers le même refuge. Je ne sais pas ce qui se passa lors de cette traversée mais on ne revit jamais le kaonashi. Peut-être a-t-il trouvé des réponses par delà les rails.


Tout le personnel ainsi que la plupart des clients observait la scène. Yubaba avait entassé une dizaine de cochons bien gras. Pour libérer ses parents, Chihiro devait les reconnaître dans la masse grognante. Je ne saurais dire comment elle réussit cet exploit mais elle affirma que ses parents ne se trouvaient pas sous ses yeux. Prise en tenaille entre l’assurance de l’enfant et le public acquis à sa cause, la vieille sorcière se déclara vaincue. Après des adieux émouvants, Chihiro retrouva le monde des humains. Elle devait laisser un souvenir impérissable au cœur de l’établissement de Yubaba. Bien plus tard, Haku me révéla que c’est bien la jeune fille qui l’avait libéré de l’influence néfaste de la sorcière. Comment ? Jamais je ne l’appris.


Bien des années plus tard j’ai croisé à nouveau le regard de Chihiro. Sur mon territoire, derrière la cour de la petite école d’Otsuki. Elle avait grandit. Son corps frêle paraissait toujours l’embarrasser et ses cheveux raides devaient briser encore quelques dents des peignes les plus opiniâtres. Son regard était à peine voilé de cette teinte morne qui n’appartient qu’à l’âge adulte. Elle gardait toujours ce précieux éclat d’émerveillement, cette pointe de fantaisie indomptable au fond de ses prunelles comme un ancien rêve tatoué à l’encre de nuage. A côté d’elle, une petite fille chétive aux iris sombres et à la moue boudeuse. Je remuai plusieurs branches et invoquai une petite bourrasque pour égayer la scène. Le visage de l’enfant s’anima ainsi que son sourire. Et le lien se fit. Chihiro retraçait les étapes de son passé avec sa fille comme témoin. L’héritage des souvenirs. Elle avait perdu une fois son identité, son être, elle communiait à présent, transmettait ses émotions pour les graver dans cette petite fille et ainsi partager plus que des gènes. Chihiro expliqua à sa fille Mei l’importance de la nature et du respect envers celle-ci. Elle parla longuement d’un certain Kohaku, un cours d’eau à côté de son ancienne maison qu’elles iraient bientôt voir. Elles s’éloignèrent à la faveur d’un soleil fatigué se réfugiant sous le drap d’horizon. Jamais je ne les revis. La petite école d’Otsuki devaient s’agrandir, et le parking par la même occasion...

Alyson Jensen

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