Les deux premières choses qu’on voit, c’est une cible de tir à l’arc faisant penser à une pupille, qui sert d'image d'illustration pour la société de production de Powell, et ensuite le tout premier plan du film qui est un gros plan d’un œil. Ca paraît tout naturel.
Le visage du personnage principal, Mark, on ne le voit qu’au bout de 5mn. En premier lieu, l’action est montrée en vue subjective, à travers la lentille de la caméra de Mark. Il filme sa première victime, de la rencontre au meurtre, en un plan-séquence. Ce petit film, on le revoit immédiatement après, en noir et blanc, mais cette fois dans son intégralité, sur un écran de projection chez Mark, qui revit ainsi l’acte. Ca correspond vraiment au fétichisme caractéristique des tueurs en série, preuve d’une bonne compréhension de ce type de personnes.
Peeping Tom est un film définitivement très malin, car durant cette projection on ne voit Mark que de dos, devant l’écran, et quand on le voit enfin de face, la caméra portative qu’il trimballe toujours avec lui se substitue à son visage, signifiant que Mark vit à travers le regard. Peut-être même qu’il ne peut vivre ces évènements sans passer par un intermédiaire, l’image qu’il capture sur pellicule.
Il y a là une idée très avant-gardiste de la substitution du vécu par sa captation, qui reste un sujet d'actualité, avec les nouvelles technologies, le fait qu'on puisse tout documenter à tout instant avec un simple téléphone portable, et immédiatement partager sur internet, plutôt que de vivre vraiment le moment présent.
Pour Mark, comme pour beaucoup de tueurs en série, il y a aussi la substitution du sexe par autre chose, le meurtre. Ce n’est pas un hasard si la première victime du personnage est une prostituée, assassinée au moment de l’effeuillage. Tout ça n’est présent qu’en sous-texte, très discrètement : Mark caresse sa caméra, Mark embrasse l’objectif après avoir reçu un baiser, etc.
Je trouve que le titre italien du film, "L’occhio che uccide", est vraiment super, comme l’affiche de ce pays. Il y a d’autres allusions plus tard à l’importance du regard pour le héros : cette caméra (du film) qui monte et descend le long du corps d’une femme comme pour mimer le regard d’un homme, ou encore le fait que Mark soit frappé par le regard d’un modèle en ne semblant pas voir qu’elle a une grande cicatrice au-dessus de la lèvre.
Notre héros travaille comme photographe de charme au-dessus d’une librairie, dont le propriétaire tient à lui rappeler que ce qu’il vend le mieux, c’est les magazines avec des "girls on the front cover, and no front cover on the girls." D’ailleurs c’est assez amusant de voir qu’à l’époque, pour se procurer des images érotiques, il fallait consulter un album chez le libraire tout en se cachant des autres clients.

Le héros est censé être à part, timide, reclus, mais je crois que l’acteur ne savait pas trop comment s’y prendre : dans une scène Mark arrive à peine à faire des phrases en s’adressant à sa voisine, alors que dans une autre, en compagnie de ses modèles en petite tenue, il semble à l’aise et dialogue normalement.
Mais je me doutais que pour un film de cette époque, avec un sujet si difficile à traiter, la description du personnage serait imparfaite. D’ailleurs je me demande si le film n’a pas souffert de la censure, il y a bien ce faux-raccord à un moment où dans un contre-champ une femme est dénudée (mais c’est discret, je ne m’en suis rendu compte qu’en revoyant le plan) alors que le plan d’avant elle était en nuisette. Faudra que je lise tout le trivia d’IMDb, car je sens que ça doit être fascinant.
Je ne sais pas si ça a joué en faveur du film face aux censeurs, ou si au contraire ça lui a été préjudiciable étant donné la gravité du sujet traité, mais Peeping Tom se permet quand même quelques touches d’humour vraiment efficaces ("educational books", le réalisateur qui retient la première prise dans la scène de l’évanouissement, etc).

C'est à se demander si le scénariste Leo Marks n'était pas un malade lui-même, étant donné sa capacité à représenter le psychopathe dès les années 60, alors qu'on ne connaissait pas l'esprit du tueur en série aussi bien que maintenant. Le plus fou, c'est quand même d'avoir imaginé avant l'heure le principe du snuff movie, terme apparu seulement 11 ans plus tard pour parler des vidéos de meurtres tournées par Charles Manson.
Mais si dans l’ensemble Peeping Tom est étonnamment juste dans sa représentation du tueur en série, j’ai trouvé dommage que le scénariste ait cherché à expliquer les origines de sa pathologie, les attribuant au père du héros. Par contre, il est fascinant de voir les vidéos du paternel détraqué de Mark, un tortionnaire à sa façon. Les vidéos que tournait déjà le père de Mark sont assez malsaines, d’autant plus qu’on les voit lorsque le personnage principal les montre à sa voisine, dans une salle de projection/de développement/studio à l’ambiance terrible, avec sa lumière rouge. Et pendant qu’Helen, la voisine de Mark, regarde ces films de famille, notre héros la scrute, ses yeux visibles à travers les trous de la bobine qui tourne.
Ce type est clairement un weirdo, mais la fille, étrangement, l’apprécie. Quand ils se retrouvent plus tard, ils se parlent avec une excitation très enfantine très étrange à voir chez deux adultes.
En tout cas, Peeping Tom confirme que c’est compliqué d’avoir des relations sentimentales quand on est un tueur en série.
Les exactions du tueur qui aime filmer ses meurtres et sa romance naissante, cela suffisait pour que je sois captivé. Mais Peeping Tom ne s’arrête pas là, et dispose d’idées originales, comme le personnage de la mère aveugle d’Helen, qui parvient à sentir certaines choses que les autres ne perçoivent pas, que ce soit la simple présence de Mark ou le fait que quelque chose cloche chez lui. Il y a également cette idée terrible qui ajoute un peu d’horreur aux meurtres, et qui est dévoilée à la toute fin.
Par ailleurs, dans la dernière séquence, je me suis surpris à avoir le poing serré, la gorge nouée, et la bouche bée. C’est là que je me suis rendu compte que Peeping Tom m’avait vraiment saisi par les tripes. Et qu’un film des années 60 m’ait fait ça, c’est très fort, j’applaudis, et je mets 9 sur SensCritique.
Fry3000
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le 12 mai 2013

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Wykydtron IV

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