Gallows Pole



Hangman, hangman, hold it a little while,
I think I see my friends coming, Riding many a mile.
Friends, did you get some silver?
Did you get a little gold?
What did you bring me, my dear friends, To keep me from the Gallows Pole?
What did you bring me to keep me from the Gallows Pole?


Neuvième long-métrage de Quentin Tarantino, The Hateful Eight, traduit tièdement par Les 8 Salopards en français (une fausse bonne idée selon moi, mais ça aurait pu être pire), est annoncé avec fracas comme un majestueux western sous la neige qui emprunterait autant à Corbucci ou à Leone qu'à disons Robert Altman (le somptueux John McCabe). Affichant près de trois heures au compteur, annoncé dans une version director's cut réservée aux projections en Panavision 70mm (format dans lequel il est donc tourné), ce successeur en forme de fausse suite non assumée de Django Unchained (les deux films partagent des héros aux similitudes étonnantes et des décors enneigés, ainsi qu'une vision de l'histoire américaine assez particulière) est donc l'objet rêvé du cinéphile de bon goût en ce début de 2016. A la fois clinquant et vintage, flambant neuf et furieusement classique, il pousse le vice jusqu'à ressortir papy Morricone du placard pour "sa première bande originale de western depuis 40 ans". Oui, sauf que si c'est un plutôt très bon film, je ne suis pas si sûr que ce soit un western.


I couldn't get no silver, I couldn't get no gold,
You know that we're too damn poor to keep you from the Gallows Pole.
Hangman, hangman, hold it a little while,
I think I see my brother coming, riding many a mile.
Brother, did you get me some silver?
Did you get a little gold?
What did you bring me, my brother, to keep me from the Gallows Pole?



Les huis-clos salopards



Chapitré comme les deux volets Kill Bill en 5 actes et un épilogue (pour garder un semblant de construction tragique classique) et emmené par un prologue à vous couper le souffle (j'en avais la chair de poule et les poils hérissés sur les bras) avec pourtant pas grand chose (une croix, de la neige et un thème musical à tomber par terre), le film n'a de western que les éléments de contexte : décors, extérieurs, costumes, personnages, voire intrigue. Mais la mise en scène, exceptés quelques passages bien précis, et l'ambiance générale convoquent bien d'autres genres.


Le huis-clos, déjà. Puisque les deux premiers chapitres du film se déroulent dans une diligence (tout comme l'ouverture de Django, d'ailleurs), et que la suite prend place dans un gîte de montagne. Tarantino retrouve ainsi l'unité de temps et de lieu de Reservoir Dogs, avec les mêmes petits arrangements et la même narration un peu éclatée (le chapitre 5, glaçant, est un long flashback qui rappelle fortement Kill Bill - le plan Zoé Bell / Michael Madsen notamment; le film en comporte quelques autres, fantasmés ou non). Il est marrant de voir le cinéaste tordre le cou gentiment aux attentes de ses spectateurs et de ses fans. Tout le conduisait à faire un vrai western après Kill Bill Vol. 2 ou le plus explicite mais tout aussi roublard vis-à-vis du genre Django Unchained. Ce Hateful Eight ne déroge pas à la règle, tonton Quentin flirte sévèrement avec le genre mais ne réalise pas de western à proprement parler. Fallait oser, le coup des huis clos enchaînés (diligence, grands espaces hostiles où l'on est comme enfermés, bicoque harcelée par les éléments) où les personnages entrent et sortent au fil des rebondissements, le tout durant trois heures et avec un rythme nettement moins trépidant que sur ses précédents films (excepté peut-être le très fluide mais indolent Jackie Brown ou le plus erratique et bancal Inglourious Basterds) qui pourra en prendre certains à défaut. Honnêtement, je trouve que le film a quelques longueurs, surtout dans les deux premiers chapitres et sur la toute fin, mais elles sont compensées par d'autres qualités que je veux à présent énumérer.


Brother, I brought you some silver, yah
I brought a little gold, I brought a little of everything
To keep you from the Gallows Pole.
Yes, I brought you to keep you from the Gallows Pole.



Ô temps, suspends ton viol !



Le rythme donc, c'est une chose. Plus que jamais, Tarantino prend le temps de poser des personnages - c'est même l'enjeu intrinsèque du film - et à travers eux, ses dialogues. Ils sont comme toujours brillants, même si pour une fois j'ai mis un petit moment à entrer dans la joute verbale à cause d'un petit détail : la possibilité de la misogynie. N'allez pas tout de suite croire que je taxe le film et son cinéaste de sexistes, mais cela m'a heurté. Huit salopards donc, comme les huit bonhommes qui vont occuper l'écran pendant bien deux-tiers du film, mais neuf personnages principaux. Huit salopards et quoi donc ? Une salope, une sorcière ? Le personnage de Daisy Domergue, admirablement campé par la trop rare Jennifer Jason Leigh, est résumé en une réplique cinglante - et très drôle : "Who the fuck is Daisy Doumergue ?". Certes, répondre à cette question est un autre des enjeux du film, de cette drôle d'enquête à la Agatha Christie qui se serait trompé et de lieu et d'époque, à ce Cluedo gore et improbable qui se déroule sous nos yeux. Mais pour autant, au tout début du film, le canevas qui sert de persona à Daisy est bien trop blanc, pour ne pas dire vierge, pour nous faire avaler sans broncher - à défaut de rire - les coups qu'elle se prend dans la tronche. Ca m'a gêné, ce running gag de la violence de plusieurs hommes sur une femme, enchainée. D'autant qu'elle est vraiment traitée par tout le monde et même par le film comme un simple objet, un boulet que l'on traîne. Alors évidemment, quand est établi que ladite femme ne vaut pas pour toutes (elle est opposée à la bonté et l'innocence pure de quelques autres personnages secondaires) et qu'elle bel et bien une abominable garce, on rigole bien lorsqu'elle se prend un ragout bouillant dans la tronche ou du vomi incarnat en guise de baiser d'adieu. Néanmoins le doute persiste et si le chapitre 4, lui étant consacré, lève un peu le voile sur le mystère, que le jeu de la comédienne et quelques scènes géniales (la chanson, l'hystérique plaidoyer à la fin) compensent le tout, à la toute fin du film, l'image grotesque qui nous est proposée fait rire un peu, mais bien, bien jaune - ce qui est sans doute délibéré de la part du cinéaste. D'autant que le sort des quelques autres femmes du film n'est pas moins enviable et que le soupçon de misogynie oriente déjà la lecture qu'on fait du chapitre le plus tragique du film. Mais à défaut de taxer le film de misogyne, on peut simplement y voir le portrait d'un fléau (de l'Amérique mais pas que) parmi d'autres, à savoir le sexisme ambiant. Au vu du rôle prépondérant des femmes chez Tarantino par le passé, ce n'était là qu'une parenthèse, mais le sujet mérite réflexion.


Hangman, hangman, turn your head awhile,
I think I see my sister coming, riding many a mile, mile, mile, mile.
Sister, I implore you, take him by the hand,
Take him to some shady bower, save me from the wrath of this man,
Please take him, save me from the wrath of this mad man.



Stage Coach



Revenons-en à ce huis-clos. Le choix radical et étonnant du cinéaste l'amène à se confronter à la délicate question du théâtre filmé et des moyens à sa disposition pour éviter de tomber dans un dispositif trop théâtral et trop figé. Là encore, le doute nous assaille rapidement, une fois passés les deux longs premiers chapitres où la question se posait moins, exiguïté de la diligence oblige. Le décor du gîte est fabuleusement artificiel. Chaque objet semble posé là pour qu'on le voie, les personnages sont pratiquement disposés dans l'espace comme sur une scène, avec chacun sa petite zone, son éclairage flatteur et tous leur grande tirade ou non-tirade (comiques scènes avec le vieux général campé par l'impayable Bruce Dern). Au début, ce sentiment de factice permanent est assez gênant, et on attend la mise en scène dynamique que l'on aime chez Tarantino pour réveiller le tout. Point de split screen ici, mais le Panavision et son anamorphie des perspectives balaient fréquemment ce que l'on pourrait appeler le "paysage intérieur" du gîte, qui est filmé exactement comme le sont à d'autres moments les montagnes et les plaines glacées du Wyoming. C'est là une première belle idée. La profondeur de champ et les distances focales sont également minutieusement étudiées, notamment dans leur rapport avec le cadre, pour construire des plans-tableaux vivants qui viennent apporter du cinéma dans un dispositif éminemment théâtral, c'est salutaire. On retient en particulier les va-et-vient optiques de mise au point lors de la scène de la chanson, lourde de tension, le regard subjectif de Samuel L. Jackson qui balaie la scène à son arrivée, flairant l'arnaque à juste titre, ou plus simplement, tout plan qui concourt à la prodigieuse mise en abîme du spectacle scénique que recèle le film. Sans révéler le pot aux roses, on dira simplement qu'une deuxième vision a de bonnes chances de dissiper le sentiment désagréable que générait la théâtralité affectée du huis-clos, qui prend après coup tout son sens. Et puis quelques plans ravivent le côté post-moderne du cinéma de l'américain, comme ce travelling depuis le plafond du gîte, les travelling verticaux qui traversent le sol ou ce délicieux plan truqué à la Orson Welles / Brian de Palma où Tarantino fait jouer un objectif à double focale pour mettre sur le même plan deux personnages dans la profondeur de champ.


Côté interprètes, nos huit salopards, notre salopette et les quelques autres salopiauds du film ont tous leur moment de bravoure. Tim Roth en anglais hilarant est particulièrement mémorable, Michael Madsen en inattendu sosie châtain foncé de Marine Le Pen, l'adorable Zoé Bell tout en cabotinage, le bref mais convaincant petit nouveau Channing Tatum, tous jouent à merveille leur partition bien arrangée. Mais bien sûr, mention spéciale à l'extraordinaire Samuel L. Jackson qui abreuve le film de répliques déjà cultes, dont une scène ahurissante de flashback faux-mais-peut-être-vrai-mais-en-fait-on-s'en-fout qui débouche sur un semblant de "Qui a tiré le premier ?" à renvoyer Greedo sur Tatooine. A ses côtés, la déjà nommée miss Leigh est vraiment géniale, abominable à souhait, Bruce Dern est magistral en détestable petit vieillard raciste, Walton Goggins est plutôt bon (mais on se prend à penser ce qu'aurait pu faire Jim Carrey à sa place...) et Kurt Russel est absolument exceptionnel, la-di-dah.


Hangman, hangman, upon your face a smile,
Tell me that I'm free to ride,
Ride for many a mile, mile, mile.



L'adieu à l'adieu au langage



Car qui dit acteurs de génie génialement dirigés, dit aussi texte au cordeau. Tarantino est un adorateur des dialogues d'Audiard père entre autres, et il nous a gratifié dans chacun de ses films d'un art de la tchatche constant, entre scènes verbieuses et jubilatoires à souhait mais qui ne disent au final rien de concret et punchlines inoubliables toutes les deux minutes. Vous pensez bien que sur presque trois heures de films, il avait de quoi se faire plaisir. Rassurez-vous, même si parfois le film accuse des coups de mou, c'est globalement plutôt le cas. Des répliques en or, il y en a des tas, suffisamment pour faire rire la salle aux éclats plusieurs fois, d'autres tombent un peu plus à l'eau (souvent celle de Goggins, qui joue en Mannix un hillbilly un peu trop caricatural à mon goût).


Mais la beauté du film réside dans ce glissement qu'opère le cinéma de Tarantino vis-à-vis du langage : de simple jeu il en devient l'enjeu. Tout, je dis bien tout le film se résume à une suite de joutes verbales et d'exercices d'argumentation visant à inverser ou infléchir les rapports de force entre les personnages. Des groupes se forment, se séparent, des coalitions attendues ou plus inattendues se décident à la seule force de persuasion des mots. C'est un régal. Pour monter dans la diligence, Warren puis Mannix n'ont que leurs mots pour convaincre Ruth The Hangman. Dans la diligence, on assiste à des échanges tendus mais à la rhétorique brillante entre Warren le Yankee noir et Mannix le sudiste raciste. La réalité, la vérité importent peu, ce qui compte c'est comment les mots leur donnent une forme crédible, séduisante. Cet art du langage (et du jeu) suprême, ce pouvoir de séduction sont ce qui sauve le film de ses excès multiples (un peu trop d'effets par ci, de classicisme par là, de grotesque, de gore...). Clairement, Tarantino n'est pas au meilleur de sa forme en termes de mise en scène ou de narration pure, mais sur le terrain des idées et des mots il a trouvé une parade exceptionnelle. La lettre, les faux accents du film sont autant d'indices et de fausses pistes disséminés comme les objets-clés du film et qu'on est libre de vouloir décrypter ou bien de se laisser porter par la résolution de l'intrigue. Chaque comédien, chaque personnage doit défendre, comme dans un jeu de rôle, l'identité ou l'histoire à laquelle il veut qu'on adhère. D'où ce perpétuel sentiment de faux, de jeu d'équilibriste ou d'improvisateur sur le point de se casser la gueule, et qui finit d'ailleurs par imploser - littéralement pour certains.


Fort heureusement, quand les masques tombent, le film ne perd pas en complexité ce qu'il gagne pourtant en jubilation et en spectaculaire - qui jusque là, faisaient aussi défaut. Malicieux, le réalisateur sait qu'un masque peut en cacher un autre et le dernier chapitre du film est encore celui de plaidoyers surprenants et d'autant plus séditieux (le trio final livre quelques moments au suspence formidable et jubilatoire et le verbe se lâche, se fait plus fou que jamais, avec les mots sans doute les plus crus et les plus durs du film).


Oh, yes, you got a fine sister, She warmed my blood from cold,
She brought my blood to boiling hot, To keep you from the Gallows Pole, Pole, Pole, Pole, yeah, yeah
Your brother brought me silver, Your sister warmed my soul,
But now I laugh and pull so hard And see you swinging on the Gallows Pole, yah
But now I laugh and pull so hard And see you swinging on the Gallows Pole, Pole, Pole



God Bless America



Film protéiforme, qui convoque sous ses faux-airs de western tout un cinéma bis d'horreur des années soixante-dix et quatre-vingt (difficile de ne pas voir Carrie devant Daisy ensanglantée, de ne pas voir Evil Dead dans ce huis-clos à trappe et à démembrement hystérique, de ne pas voir The Thing quand on a Kurt Russel, et des baraques faiblement éclairées de nuit sous la neige...), essai théorique et langagier aussi inattendu que brillant, et nouvelle charge politique virulente contre les travers de l'Amérique moderne à travers des pages de son histoire (le racisme, la place des femmes, le rôle des armes à feu), The Hateful Eight est, comme son nom l'indique, un film drôle et cruel, bourré de haine, qui déroute un peu par son format hors-normes, ses saillies esthétiques qui tranchent violemment avec la majesté de certains de ses plans, qui frôle voire franchit parfois les limites du bon goût et de la morale mais qui pose un torrent de questions passionnantes, déborde à chaque instant d'une soif inextinguible de cinéma, quitte à en faire un peu trop, à mal doser sa violence, son humour, son rythme, à perdre le côté jubilatoire des oeuvres passées de son cinéaste pour se concentrer sur quelques éclats de rire et de sang. Loin d'être raté, mais pas non plus son meilleur, le film joue l'audace jusqu'à son terme et se termine sur une vision au vitriol du drapeau américain bleu blanc et rouge lardé d'étoiles de sang et de rayures souillées, pendant que se balance une promesse bien tenue au bout d'une corde.


Swingin' on the Gallows Pole!
Swingin' on the Gallows Pole, Pole, Pole, Pole, Pole, Pole, Pole, yeah

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le 6 janv. 2016

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Krokodebil

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