Il était une fois la (sale) Amérique

On a déjà entendu beaucoup de chose au sujet du film, et nombreux sont les articles à l'avoir qualifié de verbeux (du moins plus qu'à l'accoutumé, Tarantino aimant de toute façon l'exercice). C'est vrai. C'est très vrai. Les 8 Salopards est sans conteste son film le plus verbeux, et c'est également son film le plus lent et le plus statique. De quoi rebuter, peut-être... mais cela en fait-il un mauvais film ?


Non. The Hateful Eight propose un scénario proprement impressionnant, accolant à son premier degré de lecture rien de moins qu'une métaphore de l'Amérique, ou du moins de ses fondements "modernes" (le terme renvoyant plutôt à la fin de la guerre de Sécession). Les personnages parlent autant qu'ils montrent, personnifient les tares humaines qui ont été érigées (et le sont parfois encore) en "valeurs de l'Amérique". Le portrait est sale et sans concession, sans doute trop grossier (de manière générale, on peut reprocher à Tarantino d'en faire un peu trop à tout les niveaux)... mais il suffit de lire les news, n'importe quel jour, pour comprendre l'importance de la notion de fondement. L'égoïsme, l'appât du gain, les luttes de pouvoirs, le racisme, le déchirement interne... La conception hasardeuse et floue de justice (bienvenue au pays des vigilantes !) résonne étrangement alors que les personnages s'interrogent sur la sanction finale (mort ou vif ? Vif représentant ici une alternative pire que la mort, car il ne s'agit que d'un sursis destiné à placer la mort au centre d'un spectacle grand public - la pendaison - tandis que la mort directe représente tout simplement un choix pratique). Tout cela au milieu d'une débauche macho qui ne laisse à la femme qu'une place de victime : victime-trophée pour Jennifer Jason Leigh (qui aspire cependant, d'une certaine façon, à être l'égale des hommes), ou simples dégâts collatéraux anecdotiques pour les trois autres femmes du films, seuls personnages porteurs par ailleurs de qualités positives (entraide, amabilité, et même un peu de joie), mais placés en situation de servitude. Et la religion dans tout ça ? (on n'imagine pas parler de l'Amérique sans y faire mention) Si le film pâtit par moment d'un manque de subtilité (encore que l'exagération soit sans doute volontaire, la forme - et notamment les effets sanguinolents quasi cartoonesques - allant dans ce sens), le traitement de la religion est quant à lui remarquable. Quasi absente, elle s'impose tout de même dans l'excellent plan d'ouverture, montrant une croix couvertes de neige, non loin de la route empruntée par la diligence emportant le premier des salopards, comme observant, chapeautant d'emblée le tout. Et puis plus rien, plus une référence, si ce n'est en jurant ("Jesus !"), et jusqu'à cette réplique faisant suite à l'un de ces jurons : "Ha, now you believe in Jesus !". Tout est dit. Et l'hypocrisie (dépassant le simple cadre religieux) atteindra son paroxysme dans la scène finale.


Cette fois, Tarantino ne fait pas dans le jubilatoire (même si le dernier acte se défend bien), et adopte une réalisation franchement moins fun que pour Django par exemple. Il se permet tout de même quelques friandises, comme par exemple cette scène d'action dans la neige, où il s'agit de planter des piquets jusqu'aux toilettes, pour ne pas se perdre dans le blizzard. Sans doute une des scènes d'action les plus intenses du film (calée au milieu de discours verbeux, donc), et sans aucun doute une pique aux blockbusters en général, qui ne sont souvent de fait qu'un ensemble de jalons menant droit au "shithole". Amusant également, cette séquence flaskback lorsque le film s'offre une ellipse annoncée de... 15 minutes (alors qu'il est en grande partie tourné sans coupure temporelle), et qu'une voix off vient alors nous expliquer, personnage par personnage, ce qui s'est passé durant ce temps.


The Hateful Eight n'est peut-être pas le meilleur film de Tarantino, mais il se montre extrêmement intéressant, très bien construit et admirablement écrit. Il possède une personnalité indéniable, et s'affirme sans forcer comme une oeuvre unique. On reste bien au-dessus de la mêlée.

Mwarf
8
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le 12 janv. 2016

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Mwarf

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