Depuis l’apparition à l’écran du personnage d’Hannibal Lecter dans le Silence des Agneaux, on peut dire que le serial killer est devenu, jusqu’à la nausée, LE sujet numéro un du thriller moderne. Jusqu’à la nausée, oui, car au delà de la manière dont cette galerie de monstres sanguinaires flatte ce qu’il y a de pire en nous, il faut bien reconnaître qu’il n’y a plus grand-chose à en dire, et depuis belle lurette. Les chambres rouges représente donc déjà une véritable anomalie par rapport à cette « routine », en nous offrant une perspective différente sur ce phénomène du tueur en série : celui de la fascination qu’il exerce sur des « fans » – une pathologie qualifiée, lorsqu’elle va jusqu’au désir et à l’excitation sexuelle, d’hybristophilie. Les chambres rouges ne s’intéresse donc pas au monstre lui-même, mais suit le parcours d’une jeune femme – mystérieuse à force d’être inexpressive et maniaque – qui se rend chaque jour au procès d’un tueur abominable au tribunal de Montréal, et semble s’enfoncer de plus en plus profondément dans son obsession…

Avec une mise en scène précise, minutieuse presque, attentive aux détails matériels comme comportementaux, qui tend même régulièrement à l’abstraction, le film de Pascal Plante (encore à peu près inconnu chez nous) nous fait quitter le champ habituel de l’horreur gore – qui ne sera jamais montrée à l’écran mais offerte à notre imagination à travers les mots de « l’avocat de la Couronne » lors de la longue et terrible introduction du procès – pour plonger dans les tréfonds de l’âme d’une jeune femme, perdue dans une sorte de labyrinthe mental. Non pas que les chambres rouges tente la moindre explication de ce qui est infiniment obscur, incompréhensible en Kelly-Anne, cette jeune femme très belle, réussissant dans le mannequinat et vivant une vie secrète sur le Dark Web : il est intéressant – et finalement édifiant – de la voir confrontée à une autre fan du tueur, la très naïve Clémentine, dont la psychologie est, elle, transparente, et dont le désir ne résistera pas à la réalité des faits lorsqu’elle devra les affronter. Non, Kelly-Anne est ailleurs, dans une opacité totale qui fait la grande force du film, et aussi, admettons-le, qui pourra rebuter le spectateur dérouté par la barrière infranchissable du visage (ici) inexpressif de Juliette Gariépy.

La dernière partie du film marque une rupture, en s’intéressant au Deep Web (ou au Dark Web…), à l’existence de « red rooms » où toutes les perversions sont accessibles à quiconque est prêt à sacrifier des sommes énormes en Bitcoins, et à la diffusion de snuff movies. L’enfer d’Internet, au sein duquel se déplace avec aisance Kelly-Ann, entre jeux de poker dans lesquels elle excelle et intrusion dans un univers criminel bien plus dangereux, se révèle plus effrayant encore que celui qui fait rage dans la tête du minable serial killer enfermé dans une cage transparente de la salle du tribunal. En passant du réel – glacial, certes, des rues froides de Montréal – au virtuel, Plante se rapproche plus franchement du thriller paranoïaque « classique » (à la Fincher, a-t-on envie de dire), et prend le risque de perdre son public dans une conclusion éprouvante mais également déroutante (que certains qualifieront d’invraisemblable, sans doute parce qu’ils sont surtout réfractaires au choix de Plante d’évacuer toute analyse « psychologique » ou « psychiatrique » du personnage de Kelly-Ann).

Profondément malaisant, les chambres rouges évoque régulièrement le cinéma d’un autre réalisateur canadien cérébral, Atom Egoyan, et bouleverse durablement. Au delà de la claque que l’on se prend devant une œuvre aussi froide, dérangeante et pertinente, on peut se réjouir de ce qui pourrait bien être l’acte de naissance d’un nouvel auteur.

[Critique écrite en 2024]

https://www.benzinemag.net/2024/01/22/les-chambres-rouges-de-pascal-plante-tes-evil-toi/

EricDebarnot
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le 22 janv. 2024

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Eric BBYoda

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