C'est sans doute parce qu'elle est partagée, elle-même, entre deux cultures, entre la Chine et l'Amérique, entre une terre qui l'a vue naître et l'autre grandir, que Chloé Zhao a fait de la question identitaire le moteur de son cinéma. Tout du moins de ses premiers films, The Rider bien sûr, et surtout Songs My Brothers Taught Me, avec lequel elle nous immisce au sein de la réserve indienne de Pine Ridge, où se trouve la tribu sioux des Lakotas, et aborde le drame funeste d'un peuple partagé entre envies d'émancipation et sauvegarde des traditions, entre un Oncle Sam désireux de les phagocyter et une réserve en guise de tombeau.


Un dilemme incarné à l'écran par le jeune Johnny qui doit choisir entre partir et rester, entre se risquer au rêve américain (rejoindre L.A, sa petite amie, devenir boxeur) et tenter de préserver ses racines (prendre la place familiale laissée libre par un père défunt, soutenir sa sœur, entretenir les traditions). Mais quel que soit le choix de Johnny, rien ne semble pouvoir freiner le déclin de cette population : en partant, en refusant de prendre la succession de son père, Johnny se coupe de ses origines et laisse sa famille à son triste sort (consanguinité, société patriarcale dans laquelle la femme est réduite à son rôle de mère). Tandis que s'il reste, il prend part au cercle vicieux dans lequel les siens sont entraînés : en cherchant de l'argent pour aider sa famille, il s'adonne au trafic d'alcool et entretient, de ce fait, l'alcoolisme qui fait des ravages parmi sa communauté. Vivre au sein de la réserve, c'est mourir à petit feu avec sa culture et ses traditions.


C'est bien cette idée de prison à ciel ouvert, de destin aux horizons bouchés, que Chloé Zhao véhicule admirablement. Une scène, faussement anodine, nous permet d'ailleurs de mesurer à quel point le fatalisme est ancré dans les esprits de chacun : lorsqu'un professeur demande à ses élèves comment ils s'imaginent plus tard, les réponses sont invariablement les mêmes : comme leur parent. Même leur rêve ne dépasse pas les limites de la réserve. Une réserve qui est filmée par Zhao comme un milieu carcéral, avec ces vastes plaines désertiques barrées par les reliefs rocheux et un ciel ombrageux, c'est un milieu en vase clos dont la seule échappatoire semble être l'alcool. L'alcool, et la mort bien évidemment ! Les motifs relatifs à la mort sont d'ailleurs nombreux, que ce soit la mort effective du père, la mort symbolique d'une mère qui sombre dans l'alcoolisme, ou encore un incendie qui réduit en cendres la maison familiale, tout renvoi à l'extinction programmée de tout un peuple. Le plus touchant demeure sans doute le parcours de Jashaun, la sœur de Johnny, qui, en cherche à mieux connaître son père, va tenter de raviver la mémoire de tout un peuple.


Tout cela serait véritablement réussi si Songs My Brothers Taught Me ne souffrait pas d'un gros problème d'écriture. Zhao l'a reconnue elle-même, son scénario a été écrit au jour le jour, et cela se ressent irrémédiablement à l'écran, avec cette intrigue hasardeuse, ce manque d'enjeux et de consistance des personnages. Zhao se repose un peu trop facilement sur la beauté des images ou le naturel des comédiens, mais peine à dépasser la simple redite sur ce sujet (l'alcoolisme, le chômage, le folklore...). Avec une partie fictive décevante, Songs My Brothers Taught Me aurait sans doute gagné à n'être qu'un simple documentaire.


Si la faiblesse de l'écriture se fait malheureusement sentir, avec une intrigue quelque peu hasardeuse et des personnages peu étoffés, et même si le découpage des séquences est parfois étrange, Songs My Brothers Taught Me brille avant tout par sa sincérité, par le naturel de ses comédiens, par son regard sensible porté sur un peuple que le monde semble avoir déjà oublié.


(6.5/10)

Procol-Harum
6
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Les meilleurs films dramatiques et Les meilleurs films des années 2010

Créée

le 16 nov. 2022

Critique lue 28 fois

4 j'aime

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 28 fois

4

D'autres avis sur Les Chansons que mes frères m'ont apprises

Les Chansons que mes frères m'ont apprises
limma
7

Critique de Les Chansons que mes frères m'ont apprises par limma

Chloé Zhao s'attache par la quête d'identité de porter l'enjeu sur une communauté toute entière, d'autant qu'il s'agit de confronter encore une fois, l'Amérique à sa propre histoire. L'appartenance...

le 1 sept. 2018

15 j'aime

4

Les Chansons que mes frères m'ont apprises
abscondita
8

Critique de Les Chansons que mes frères m'ont apprises par abscondita

Songs My Brothers Taught Me est le premier film de Chloé Zhano qui réalise des films réalistes, authentiques, qui filme la vie telle qu’elle est. Songs My Brothers Taught Me est intimiste et se...

le 3 mai 2022

7 j'aime

3

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12