L’immédiat après-guerre voit pour le cinéma d’outre-Manche la renaissance du prestige international : des Oscars, des récompenses dans les festivals, un intérêt mondial pour la tradition anglaise, l’humour anglais, l’accent anglais, le sentiment anglais… Les succès de Brève Rencontre, d’Hamlet, de Noblesse Oblige, de Huit Heures de Sursis indiquent que la "classe britannique" est dans l’air du temps. Un duo de réalisateurs incarne en particulier la plénitude de cette période : Michael Powell et Emeric Pressburger. Grâce aux Chaussons Rouges, sans doute le plus célèbre de leurs films, tout un chacun allait se découvrir balletomane. Vocation de courte durée en vérité : quatorze minutes et demie pour être précis, le temps du fameux Red Shoes Ballet, toutes précautions oratoires étant prises afin de ne pas perdre le spectateur moyen (dans le dialogue figure même, avant le grand moment, un résumé de l’intrigue du conte d’Anderson qui lui sert d’armature). Ainsi le public américain se précipite sur cette production Archers pour un bain de culture authentifié par le sceau de l’Ancien Monde. Une certaine nostalgie s’étant fait pressante pendant les années de conflit, personne ne résiste au cachet continental (extérieurs à Monte Carlo, haute couture parisienne), à la note scandinave ("Hans Christian Andersen’s the Red Shoes" au générique), à la touche hongroise (Emeric Pressburger, à qui l’intelligentsia britannique reprocha sa morbidité "non anglaise" avant que Powell réalise seul Le Voyeur). Tout cela pour démontrer, avec l’accent de Stratford, qu’une ingénue anglaise peut en vouloir avec la même farouche énergie que la première gold digger du premier musical hollywoodien venu. On perçoit dans l’entreprise une voie inédite pour le cinéma, celle qui se promet d’être aussi supérieur à un divertissement commun que Les Sylphides l’est à un numéro de claquettes. Voulu par ses auteurs comme une nouvelle étape dans la création du film parfait, Les Chaussons Rouges devait offrir un spectacle total en fusionnant la peinture, l’opéra, la danse, et en convoquant un aéropage de chorégraphes, musiciens et décorateurs. L’apothéose de l’artifice y culmine avec l’affirmation scandaleuse que, face à l’art, "la vie a si peu d’importance".


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Tout court à vive allure dans ce mélodrame baroque, au climat fantastique, qui ne prend ni le temps ni la peine de marquer la moindre pause, de peur d’être incapable de repartir. Pourquoi une telle frénésie d’action alors que l’histoire est fertile en rebondissements, donc en instants privilégiés, en suspens de récit ? Pourquoi sinon parce que la chorégraphie risquerait de doubler la caméra, de prendre le pas sur elle ? Ou la danse est première et les corps se doivent d’apparaître sur scène en chair et en os (mais pas obligatoirement en tutu). Ou bien elle est seconde, ce qui ne veut pas forcément dire secondaire, et alors le cadre doit la cerner pour l’empêcher d’être entraînée par sa dynamique propre. Cela commence quand un jeune compositeur, Julian Craster, se met en tête de devenir chef d’orchestre et qu’une jeune danseuse, Victoria Page, aspire à devenir étoile. De leur rencontre, de leur changement de place et de statut naît une idylle que cherche à contrarier Boris Lermontov, le vampirique chef de ballet qui les a engagés tous deux et qui cache mal ses penchants pour la ballerine. Cela se poursuit le jour de la représentation, quand celle-ci voit successivement se substituer à son partenaire la silhouette et le visage de Lermontov puis ceux de Craster. Dès lors, rien ne va plus. Les frontières entre réel et fantasme s’abolissent en une reconfiguration incessante des décors et favorisent une dilatation hyperbolique de l’imaginaire (horizontale lorsque Vicky reste à terre, verticale quand, projetée dans les airs, elle chute dans le vide). Une vision d’océan furieux se superpose au public applaudissant, les cloisons tombent pour laisser apparaître de nouvelles perspectives qui sont autant de bouffées délirantes. C’est comme si la mise en scène voulait tout embrasser, tout embraser, entremêler jusqu’au vertige les espaces et les temporalités. Vicky semble décoller, virevolter d’un plan à l’autre sans tenir compte du montage, s’en affranchir avec la même inconscience que si elle bafouait les lois de la gravité. Mais le couperet va tomber et elle avec en se jetant d’une falaise sur une voie ferrée, lors du passage d’un train. Ses chaussons rouges aux pieds comme symbole de sa transgression, elle se fera mortellement rappeler à l’ordre.


Comme dans la plupart des "films de coulisses", des backstagers qui, par nature, introduisent dans le processus de genèse d’un spectacle, Les Chaussons Rouges anime une dialectique somme toute assez convenue. À savoir : œuvre d’art comme expression individuelle versus grand show comme exhibition collective. Le démiurge n’est rien sans ses créatures, l’artiste ne sait s’accomplir que par procuration, le drame se révèle lorsque l’objet échappe à son créateur. Pygmalion n’est pas l’histoire d’un sculpteur mais d’un metteur en scène ; Galatée n’est pas une statue mais une femme. Thème-clé qui s’est presque imposé en sine qua non de ce type de fiction fonctionnant sur un schéma commun au music-hall, au théâtre, au cirque, au cinéma ou, en l’occurrence, au ballet : idées, hésitations, répétitions, triangles amoureux, frustrations et ovations. La débutante devient vedette, le bâtisseur reste dans l’ombre : dynamique (Jean Gabin dans French Cancan, Kirk Douglas dans Les Ensorcelés), fatigué (James Mason dans Une Étoile est née), simplement professionnel (Humphrey Bogart dans La Comtesse aux Pieds nus) ou tout cela à la fois (Anton Walbrook dans Les Chaussons Rouges). Le film développe donc une méditation sur les rapports (complexes, passionnés, boulimiques) entre l’art et la vie, le premier étant à ce point consubstantiel à la seconde que l’on peut en mourir. Mais ces rapports sont truqués, joués d’avance, prisonniers dès l’ouverture du pouvoir mortifère de la création. Pour preuve la manière dont, par l’emploi de coupes marquées et d’angles distordus, par l’utilisation immotivée de plongées et de contre-plongées accentuées, par la façon de déconnecter les gros plans de tout contexte, le découpage élimine systématiquement le hors-champ (c’est-à-dire, ici, la vie). Sa disparition équivaut à une absence de regards puisque le montage heurté interdit que ceux-ci ne raccordent véritablement. Pas de regard, c’est-à-dire pas d’amour, tant le peu qui est montré des roucoulades entre Vicky et Julian est vu comme une image, un chromo, une carte postale du sentiment (la Riviera, la nuit étoilée, le fiacre, le cocher), les deux amants évoluant chacun dans des sphères artistiques non seulement distinctes mais disjointes.


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Signe parmi d’autres de sa considérable influence, Les Chaussons Rouges tisse le fil qui relie les représentants de la génération dorée du cinéma américain des années 70, de Martin Scorsese (Raging Bull lui emprunte ses modulations de vitesse de défilement) à Brian De Palma (Phantom of the Paradise lui paie un tribut assez explicite), sans compter les épigones plus tardifs (Aronofsky et son inégal Black Swan, qui en est un quasi-remake). Ce lien de révérence s’explique d’abord parce que le film poétise comme peu d’autres le degré sacrificiel d’engagement et la dévotion absolue qu’exige toute aventure artistique. Au professeur lui demandant pourquoi elle veut danser, Vicky répond du tac au tac : "Pourquoi voulez-vous vivre ?" Rien, dans les aléas du scénario, ne justifie pleinement son suicide, ni le chantage trop puéril de son époux, ni les relations mal approfondies avec Lermontov, ni surtout son comportement antérieur où n’affleurait jamais un profil hystérique ni névrosé — sauf justement pendant le déroulement du ballet central, mais de manière fort insidieuse. Nous y voilà : ce morceau d’anthologie n’est donc pas qu’une féérie transposée sur scène, il fait pénétrer dans l’esprit torturé de l’héroïne, il va si vite et active tant de niveaux de perception différents qu’il constitue un véritable défi. Aucune transformation de l’espace théâtral (surimpressions, ralentis, fondus, cuts, jeux avec la profondeur, dissolution du public, ombres, effets spéciaux) ne parvient à déporter la danseuse hors de l’espace scénique, puisque celui-ci est dérobé, ravi, dédoublé par l’espace cinématographique. Le scénario est bancal sans le ballet, le ballet caduque sans les parties narratives, indissociable de l’anecdote, de son traitement et de son atmosphère, et pourtant nulle redondance, nul excès de prétention n’alourdit leur interdépendance parfaitement justifiée.


Une œuvre aussi luxuriante, exubérante, bariolée, aussi riche en matières, mouvements et textures incite bien sûr à multiplier les commentaires. Tout est convoqué à la fois, tout brille et déborde. Comme cette couleur poussée à saturation vers ses plus extrêmes limites intensives, qui ne tient pas dans les contours, dépasse des vêtements et des objets, veut conquérir le plan entier. L’espace qui lui est décerné ne lui suffit jamais. Elle paraît aller au-delà des surfaces, se projette hors de l’objet ou du motif, désolidarisée de l’identité qui lui est attachée. Rappelant les films muets peints au pochoir, elle s’estompe puis flamboie selon des magnitudes lumineuses en variation perpétuelle. De carmins vifs en bleus profonds, de jaunes vibrants en noirs absorbants, elle provoque un tourbillon chromatique, bat comme un cœur dont les pulsations accélèrent ou faiblissent selon les élans. Et des élans chez les magiciens Powell et Pressburger, il n’y a que ça. Des élans amoureux, des élans pour se lancer dans l’existence, des élans pour danser. La présence de l’extraordinaire au cœur de l’ordinaire est souvent dans leur cinéma le fait de pulsions incontrôlées et longtemps réprimées, d’affects désordonnés cherchant à s’exprimer sans entrave. Désir refoulé (Le Narcisse Noir) ou adoration immodérée de l’art au détriment de la vie (Les Chaussons Rouges) entraînent les protagonistes sur un terrain qu’ils avaient pris soin d’occulter et d’enfouir sous le vernis des conventions ou du renoncement poli. Le retentissement de ces révélations bouleverse jusqu’au support filmique et ébranle le dispositif chargé de les mettre en forme. L’image se plie aux bouillonnements de l’esprit et de l’âme, contaminée par des extravagances destructrices. L’instinct de dévoration scopique envahit hommes et femmes (les spectateurs, les binoculaires de Lady Neston) et, exemplairement, l’artiste (la qualité haptique du regard de Lermontov, ses lunettes de soleil). Comme la Ruth du Narcisse Noir, dont le visage méduséen provient d’outre-tombe lorsqu’elle apparaît à sœur Clodagh, et dont la traversée nocturne de la forêt de bambous pour rejoindre Dean est déjà un voyage dans l’au-delà, Vicky, emportée par ses chaussons tyranniques dans une chevauchée épuisante, parcourt les Enfers. Contrairement à la Madeleine Elster de Vertigo, elle n’est pas possédée par un être surgi du passé mais un personnage qu’elle a elle-même créé, puis tuée par son propre reflet dans la devanture du cordonnier. Pour ses splendides trompe-l’œil et son symbolisme outrecuidant (la Renommée est un pas de deux au bras d’une silhouette en papier journal), pour son esthétique expérimentale qui renvoie à Méliès et Cocteau, pour sa beauté plastique qui témoigne d’une alchimie depuis longtemps oubliée, Les Chaussons Rouges demeure une balise cruciale dans l’histoire d’un genre pourtant propice aux sortilèges.


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le 22 janv. 2022

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