La première chose qui nous interpelle au visionnage d’un film de Tsai Ming-Liang, c’est sa radicalité. De longs plans fixes, hypnotiques, fascinant par leur simplicité ou leur complexité, dépendant des différentes situations. Ces errances visuelles extrêmes, créent des émotions esthétiques progressives. Chaque plan, aussi lent qu’ils peuvent être, nous raconte une histoire dont la résolution est l’émotion. Les acteurs sont les matériaux des décors, au même titre que la lumière et le son.


Par son ton crû pouvant au premier abord imaginer une intention naturaliste, nos souvenirs des anciens films du metteur en scène, nous rappelle qu’il n’oublie jamais d’inclure dans ses sujets, aussi intimes qu’il soit, une poésie hypnotique et onirique. Le premier plan du film, long de plusieurs minutes, en plus de s’inclure parfaitement dans la diégèse, prend l’allure d’un message adressé aux spectateurs, un avertissement : l’hypnose commence.


Cette poésie n’est pas similaire à celle d’un autre grand réalisateur, Apitchatpong Weerasethakul, malgré un style visuel qui peut s’y apparenter. Tsai Ming-Liang titille la frontière de la fantasy, sans l’enfreindre. Il est impossible ici de quitter la vraisemblance.

Il n’y a aucun espoir. Il n’y a rien, à part des corps qui errent. Il n’y a pas de narration visible, nous assistons simplement à un enchainement de scènes répétitives, prenant la forme d’une trinité.


Les scènes urbaines, celles du travail des deux personnages adultes principaux : le père homme-sandwich, qui reste immobile toute la journée, et les enfants qui hantent un supermarché. La vie de ces personnages sont mornes. Cependant autour d’eux, souvent en hors-champs, des individus qui crient, l’autoroute : la présence humaine, sujet de leurs angoisses.


La nature semblent avoir été un échappatoire à ces vies broyées par le capitalisme, il n’en est plus rien. La pluie ne s’arrête jamais, semble menaçante. Tout comme les arbres tout droit sortis d’un film expressionniste, et cette fumée. Ce qui les rassure désormais, c’est un immeuble abandonné et délabré.


Un décor quasiment post-apocalyptique qui effraierait en temps normal, sauf qu’ici, nous ne sommes pas dans un récit de Science-Fiction. Cet endroit est rassurant par son calme et par son immobilité. Ce lieu donne l’impression d’avoir été créé pour ces gens, eux qui ne vivent plus, qui errent tels les chiens se trouvant dans cet immeuble. Ils ne recherchent pas un endroit vivant, mais qui se tait, dénué de toutes leurs angoisses.


Les personnages n’ont aucun objectif précis, où alors même eux ne le connaissent pas. Ce sont juste des corps vides, des presque « morts-vivants » qui déambulent parce qu’ils le peuvent, et non parce qu’ils le veulent. Sans oublier que la parole est morte, car pourquoi parler si on n’a rien à dire ?


La mise en scène représente bien l’état second des personnages, avec des scènes qui se ressemblent, en long plan, qui se succèdent. Le film nous hypnose par son parti pris, et essaye de nous faire ressentir les émotions naissantes en ces personnages. Emotions qui apparaissent avec la durée, d’où la longueur des scènes. Car oui, les personnages ont beau être vides, par instants, une lueur apparaît. C’est l’attente de ces moments qui tient en haleine les spectateurs. Ces rapides moments de beau nous touchent au plus profond de nos âmes.

Le film, avec un montage classique, durerait à peine 30 minutes, mais il dure 2h20. Sans cette longueur, le film n’existerait pas, car l’émotion ne pourrait pas exister. Difficile de ne pas penser au film de Bela Tarr : Le Cheval de Turin, qui joue aussi avec l’étirement des plans au premier abord anodins.


Il me semble important d’illustrer un point que je n’ai fait que citer plus haut dans ma critique : « de longs plans fixes, hypnotiques, fascinant par leur simplicité ou leur complexité, dépendant des différentes situations ». Parfois le metteur en scène décide de créer des plans peu communs, très travaillés d’un point de vue technique, notamment en courte focale. Dans ces cas précis, il créé la poésie par les décors (avec évidemment les lumières, les sons et la valeur de plan choisie), et cette poésie est à la frontière de la fantasy.


Dans d’autres cas, il revient à l’essentiel, à une forme plus naturaliste, plus brute et terre-à-terre, en particulier lors de l’utilisation de la longue focale sur les visages des personnages. Ces scènes adviennent majoritairement lors des points culminants émotionnels.


Et que dire des 20 dernières minutes qui condensent tout ce que je vénère dans le cinéma taïwanais. L’émotion par le montage, la beauté des plans et le jeu des acteurs. Tout ça, en deux plans, un de 14 minutes, et un autre de 6 minutes. C’est sans doute l’un des plus beaux champs-contrechamps de l’histoire du cinéma. En plus d’être l’une des plus belles scènes d’acceptation/résignation que j’ai vu de ma vie. Du grand art.


Après m’avoir terrassé avec Goodbye, Dragon Inn, The Hole et j’en passe, Tsai Ming-Liang m’a encore considérablement marqué.

Créée

le 5 nov. 2022

Critique lue 27 fois

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Paul SAHAKIAN

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