C'est sans doute parce qu'il fut boxeur avant d'être cinéaste, que John Huston filma aussi bien les êtres cabossés par la vie, les amours-propres endoloris, les destins rossés de coups par l'existence. C'est peut-être parce qu'il fréquenta assidûment l'école du ring qu'il sut mettre en images la vie et ses leçons, et notamment celle qui nous apprend que le combat pour l'orgueil ne sera jamais aussi beau que celui pour la dignité.


Cette dignité, d'ailleurs, se fait oublier un certain temps dans The Misfits, au point de mettre mal à l'aise son spectateur. Il est bien difficile, en effet, de jeter un œil à cette péloche en faisant abstraction de tout le reste, de sa troublante mythologie, de son statut d'œuvre funeste qui nous donne à voir un chant du cygne aussi bien fictif que réel. En effet, Gay, Perce et Roslyn sont trois "désaxés" dont les destins tragiques préfigurent étrangement ceux des acteurs qui les incarnent, à savoir Clark Gable, Monty Clift et Marilyn Monroe... Et pourtant cette dignité existe bel et bien, elle se loge dans le regard qu'un cinéaste porte sur ses acteurs ou ses personnages, elle s'écrit en filigrane d'un récit où la pudeur des images l'emporte sur le flot des paroles, elle suinte de ses portraits délicatement esquissés en dégradé de noir et de blanc... Comme bien souvent chez Huston (The African Queen, The Treasure of the Sierra Madre, etc.), c'est dans l'action que les êtres se révèlent, c'est en arpentant les chemins que la vérité crue éclate, c'est en montant sur le ring que l'estime se gagne ou se perd.


Lorsque l'inaction prédomine, au début du film, c'est pour nous suggérer la lente agonie d'un pays et de ses idéaux. Une nouvelle fois, Huston brille par son sens du récit et l'acuité de son regard, en une poignée de scènes seulement, il nous dresse un constat pour le moins pessimiste de l'Amérique d'alors, celle de la fin des années 50, qui voit mourir à petit feu ses icônes et ses mythes fondateurs.


Comme le chantera un peu plus tard le troubadour, les temps changent et l'Amérique des pères n'est plus qu'une image jaunie par le temps, un souvenir confus que le vieil Hollywood tente désespérément d'entretenir... Il n'y a plus de frontière à repousser, plus de conquête de l'ouest à réaliser, l'Amérique est à l'image de Reno, la capitale du divorce (ou de l'échec d'une relation), une terre de désillusion et d'inertie, du faux et du factice... C'est ce que nous indiquent avec force ces images pour le moins éloquentes où les maisons sans vie se dessinent sur un décor aride, où l'ambiance fin de règne se charge de désespérance, où les êtres se vautrent dans la médiocrité (tripot sordide, alcool, etc.) après avoir célébré l'échec du bonheur (le divorce, la fin d'une vie de famille). Même les héros d'hier (cow-boys, soldats...) ont perdu de leur superbe, ils ne sont plus que des ringards, des figures démodées errant dans un monde qui les a déjà oubliés.


Préfigurant les grands néo westerns mélancoliques à venir (Lonely Are the Brave, Hud), Huston nous dresse les portraits sensibles de héros anachroniques, usés par le temps et les échecs : Gay est un cow-boy vieillissant, dissimulant piteusement son cœur de père meurtri (remarquable scène où il appelle ses enfants dans la rue) derrière ses airs d'homme viril et sûr de lui. Perce n'est guère mieux loti (deuil, échec de son mariage) et tente vainement de se sentir vivant en écumant les rodéos. Quant à Guido, il ne sait vivre que dans le souvenir d'un bonheur passé (ancien mari, ancien soldat). La fameuse thématique de l'échec, si chère au cinéaste, prend ici toute son importance et parvient doucement à nous troubler : par la justesse de ses interprètes, Monroe, Clift ou Gable ; par la finesse d'une écriture (scénario d'Arthur Miller, dédié à Marilyn) qui saisit la complexité des êtres torturés à la manière d'un Tennessee Williams ; par la pudeur d'une mise en scène qui s'échine à suggérer les béances personnelles plutôt que de les exhiber, et évidemment par la solennité d'une photographie (Stephen B. Grimes) qui tisse d'indicibles liens avec les westerns d'antan.


Reconnaissons-le, malgré ses qualités indéniables, The Misfits semble être bridé d'un point de vue émotionnel. Comme si, par peur du pathos, le film ne pouvait exploiter pleinement son sujet, péchant parfois par prudence, linéarité voire superficialité. Comme si, vampirisé par l'obsession de Miller, le film s'en remettait un peu trop facilement à Marilyn et à son emprise supposée sur le spectateur.


Fort heureusement la comédienne livre une composition dramatique pour le moins étonnante, gagnant notre empathie par sa fragilité latente. Les rôles de ravissante idiote semblent loin, elle impressionne dorénavant en idéaliste aux utopies tourmentées, en candide à la naïveté malmenée. C'est ce statut d'étoile déchue, à la lumière blême, que John Huston immortalise à l'écran, filmant avec décence son sourire triste et sa peine chevillée au corps, traduisant sa mélancolie sourde en instant de poésie : une danse s'esquisse et suspend aussi bien le temps que le regard des hommes, une étreinte offerte à un arbre suggère que seule la nature mérite une preuve d'affection en ce bas monde...


Il faut dire que les hommes n'ont pas le beau rôle dans The Misfits, ils sont bavards et maladroits, incapables de se faire une place dans le monde ou dans le cœur de la partenaire. Au contact de la belle, pourtant, ils vont commencer à soigner leur blessure : les gestes tendres réapparaissent, les regards lascifs aussi, et l'espoir surgit de nouveau : on pense retrouver ce que l'on croyait perdu à jamais, et on se remet à rêver d'un nouvel univers, d'une possible amante, épouse ou mère, d'un éventuel amour sincère. Et une nouvelle fois Huston se fait conteur impertinent et distille avec savoir-faire sa morale au goût amère : le bonheur échappe inexorablement à celui qui se fourvoie par orgueil.


Sentant poindre le vent du renouveau, nos paumés voient dans la chasse au mustang, symbole ô combien éminent des temps anciens, une échappatoire à leur existence médiocre. Seulement la vanité brouille les esprits et réduit en miette tout espoir d'une nouvelle vie ! C'est leur échec patent que le cinéaste retranscrit non sans ironie, lorsqu'il filme ces cow-boys partant "vaillamment" à la chasse avec camions et avions, ou lorsqu'il nous montre les efforts pathétiques de Gay pour tenter de maîtriser un fougueux pur-sang... mais l'ironie, jusqu'alors finement canalisée, finit par envahir totalement l'écran lorsque les masques tombent et la vérité éclate au grand jour : l'aventure entreprise n'a pas d'autre but que de transformer les chevaux en pâtée pour chien. L'esprit des pionniers est souillé, l'Amérique des pères est définitivement révolue, leurs enfants ne sont que de pauvres hères, prisonniers de leurs faux-semblants.


Seule celle qui fait preuve d'altruisme peut trouver le salut, nous souffle alors le cinéaste. Roslyn, en tentant d'aimer la vie malgré tout, est la seule qui gagne en sincérité. C'est le regard que porte Huston sur elle qui nous l'indique : première scène, elle apparaît en gros plan jouant un simple rôle (elle répète son texte, en vue de son divorce) ; dernière séquence, au bout du voyage, elle est cadrée de loin, hurlant la haine et le dégoût que lui inspirent les hommes. Le désert qui l'entoure, et qui était jusqu'alors semblable à sa vie, se remplit soudain d'une tonitruante vérité : la femme vient de retrouver sa dignité.

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le 30 juil. 2022

Critique lue 106 fois

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Procol Harum

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