Article original sur LeMagduciné


Alors qu’il part en trombe avec ses faux airs de film de mafia nerveux et sec comme un coup de trique, Les Éternels révèle par la suite toute sa profondeur. Un portrait de femme magnifique dans une Chine aliénée, solitaire et en pleine mutation. C’est presque d’une densité sans égale.


Au premier regard, Les Eternels pourrait paraître être le patchwork parfait entre A Touch of Sin et Au-delà des Montagnes, tout en reprenant certains codes visuels documentaires de Still Life. Et pourtant, le film est beaucoup plus que cela. Non, Jia Zhang-ke ne se caricature pas, il continue les césures de son cinéma avec passion et férocité. Non, il ne reste pas dans une zone de confort inlassable, il avance ses pions et se questionne même sur son cinéma. Et oui, il déjoue les attentes qui étaient largement importantes autour de son retour au festival de Cannes. Dans une Chine où la pègre dirige les petits quartiers avec des cadeaux sous la table, où le code d’honneur n’a plus de valeur aux yeux des malfrats, Les Eternels nous livre un premier tiers de films lorgnant sur le cinéma de genre, tendu et tonitruant, surtout lorsque la fameuse scène de bagarre survient.


Un choc, les coups pleuvent, les lumières scintillent de mille feux, la caméra fait crépiter toute la violence et le bruit assourdissant des coups. Intense. Brutal. Sauf que cette scène sonne le glas de la violence physique et intestinale de la pègre, pour se faire déloger par une violence plus insidieuse et douloureuse : celle d’une vie de droiture et de reconstruction dans un environnement qui change de visage à grande vitesse. La jeune Qiao vient de sauver Bin, son compagnon, chef de la pègre d’un petit village. Lui continuera sa vie, elle partira en prison. A partir de là, la caméra de Jia Zhang-ke change d’épaule, dévie son regard pour deviner les péripéties d’une survie dans une Chine où la solitude est le maître mot malgré l’immensité et la densité de la population.


Film de malfrat, romance heurtée, documentaire, analyse sociale d’un pays en friche, Les Éternels marie les genres avec subtilité, mais reste avant tout un portrait de femmes impressionnant de conviction et de pugnacité, où se pose la question de comment survivre suite à une explosion de violence, qui au lieu de devenir une délivrance et l’ultime moyen d’expression (comme dans A Touch of Sin) est un purgatoire, une remise en question individuelle. Car ce sont les cendres les plus chaudes qui sont les plus pures selon le titre du film. Devenant alors une épopée apathique diront certains, parfumée et contemplative diront d’autres, Les Éternels écoute les petites discussions dans des trains de passage, observe avec attention l’effet de groupe dans une pègre de bouiboui, travaille beaucoup sur l’arrière-plan pour montrer ce qui se trame sous nos yeux et regorge de détails qui assument leur fondation documentaire.


La Chine est un personnage, elle est visible par ses paysages astronomiques ou sa population de masse qui gronde, mais Les Éternels touche ses plus beaux sommets par le biais de sa romance qui unit deux êtres aux antipodes. Romance, qui, au-delà des scènes de disputes ou de remise en question en tant que couple (magnifique scène de rupture sur un lit de chambre d’hôtel), étudie la Chine avec encore plus de flamboyance : entre ceux qui avancent et ceux qui reculent, ceux qui ont les cartes en main ou ceux qui ne les ont pas. Dans ces regards perdus vers le sol, ou ces larmes au creux des joues, autour de ces buildings qui s’amassent, Jia Zhang-Ke touche au sublime et réfléchit même sur son propre cinéma : la place de la violence dans l’avancement même de chacun, celle qui se veut économique et amoureuse.


La violence qui hante les pas de la jeune Qiao est autant propice à la réflexion sur l’ambivalence d’une société capitaliste avec les valeurs ancestrales qu’au questionnement plus pudique sur le reflet des petits méfaits (vol ou mensonge) ou des accidents (maladie) dont les répercussions dénaturent les personnes. Le temps passe, les sentiments non, malgré les silences. Peut-on aimer et garder ses propres rêves dans un monde dont la simple envie est de les écraser ?

Velvetman
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le 1 mars 2019

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