« Voilà, ce serait là, doux comme un rêve. C’est un objet lancé vers l’inconnu. Cela pourrait s’appeler, cela s’appellerait : les films rêvés. »


Ce serait. Eric Pauwels est l’un des rares cinéastes à avoir su réaliser un film au conditionnel, un film capable de raconter des histoires qui n’existent pas et qui pourtant sont bien présentes, quelque part entre les plans. Dans Les films rêvés, ce même cinéaste rêve d’une œuvre qui contiendrait toutes ses histoires jamais réalisées, vaste fresque où se mêleraient restes de projets, archives familiales et vidéos glanées au fond d’un jardin. C’était il y exactement dix ans : Pauwels s’apprêtait à offrir ses images à une nouvelle décennie, comme nous nous y préparons actuellement.


« Il y a tant de films de voyages, et si peu de ceux qui restent, et rêvent leur voyage ».


Dans le premier de ses films rêvés, Pauwels évoque Ulysse, récupérant une vidéo de mouette pour y adjoindre l’illustration jaunie d’un livre de Jules Verne, puis le grondement de la mer en nappe sonore. Cette simple association, cette brève accolade du trivial et du mythe, suffit à elle seule à contenir toutes les histoires de voyage. Elle embrasse les conquêtes, la piraterie, les abysses. Elle dit la guerre de Troie, puis l’Odyssée et surtout le retour à Ithaque. C’est ce trajet mental, cet aller-retour d’une image à une autre, qui raconte l’épopée et toute l’ambition de ce projet gigogne. Les films rêvés est une œuvre magnifique, infinie et vitale car un film sur la possibilité de l’histoire comme son droit à ne pas exister.


Dès le premier plan du film, Pauwels charge le monde qui l’entoure d’une pleine puissance de fiction : sa caméra suit la course effrénée d’une araignée tissant sa toile, comme la promesse d’un film qui se construira sous notre regard, en réseau. Cette attention si particulière portée à l’artisanat animal n’esquisse pourtant pas seulement un parallèle entre arachnide et cinéaste — tous deux porteurs du motif réticulaire du film — mais laisse affleurer l’idée essentielle que tout plan porte un désir qui est son départ, et un avatar qui est son retour. Pauwels fixe l’araignée, obstinément, avec minutie, et l’araignée le lui rend bien. Peut-être qu’elle ne lui répond pas, qu’elle ne l’observe pas en retour, mais elle lui offre quelque chose de bien plus grand : une présence, et avec elle l’image de l’absence.


Dans le plan suivant, cette toile sera vide. On la devine, suspendue au fond du jardin, appesantie par une fine couche de givre, et il suffit au cinéaste de ce bref raccord pour raconter sa seconde histoire : d’un plan à l’autre, d’une toile à son fantôme enneigé, il y a le passage des saisons, le départ et l’absence, peut-être la mort. Et pourtant, aucune gravité. Car le plan suivant chez Pauwels, n’est pas continuité, bien au contraire. Toute linéarité du montage est, chez le cinéaste, tantôt rétrospection tantôt projection. Il y a le plan et sa suite, puis le plan qui précède cette dernière ; et tous deux s’alimentent, se répondent sans cesse contre la linéarité du récit, si bien que chaque fragment y incarne à la fois le souvenir et la promesse d’avenir. Ce n’est pas un film destiné à promettre des tombeaux, surtout pas un cinéma sépulcral, mais le rapport libre et infini du départ et du retour.


D’où la raison paradoxale pour laquelle, dans ce film immobile en quête de voyages, Pauwels dialogue avec Jean Rouch six années après sa mort. Rouch, le voyageur suprême, explique qu’il fait du cinéma comme on joue avec son chien : on lance quelque chose dans l’inconnu que le cinéma nous ramène. Ce double-mouvement, ce trajet si parfaitement associé à l’amour canin, c’est le désir d’histoire, et le cinéma de Rouch comme celui de Pauwels posent sans cesse cette question du désir et de la dénaturation. Pauwels fixe l’araignée et il sait qu’elle lui reviendra sous une forme autre : tous les grands cinéastes le savent.


Jean-Marie Straub disait, pour en revenir aux chiens : « La plupart des cinéastes ne voient pas ce qu'ils filment. Il faut d'abord voir, ensuite regarder et puis apprivoiser. Et revoir. Avant de filmer un lieu qui nous semble convenir, spatialement et dramatiquement, on y retourne dix fois de suite, en promenant le chien éventuellement. On ne peut pas tourner dans un endroit qu'on n'a pas fait sien, où on n'est pas chez soi, sinon c'est de la colonisation ». Pauwels a vu le monde, mais il a surtout habité son jardin, et c’est par ce prisme qu’il rend à ses images la dignité d’exister pour ce qu’elles veulent et ne veulent pas être, ou devenir. Les films que rêvent Pauwels ne sont pas seulement une vénération de la fiction, mais la restitution au réel de son droit de fabulation, de mensonges et de tricheries éhontées qui composent la liberté cinématographique.


Plus je revois Les films rêvés, plus j’en viens à penser que l’Odyssée n’a bel et bien jamais existé. Peut-être Ulysse, dans le monde qui est le sien, a t-il accosté sur une île aux abords d’Ithaque, pour y passer quelques années hors du monde. Ou peut-être a t-il juste longtemps déambulé en mer pour pêcher, dans un périple vain et joyeux comme un film de Rozier. Cela n’importe pas. Ce qui compte, c’est l’intention d’aventure, puis le retour qui la concrétise, la contredit, ou l’emporte vers de nouveaux chemins.


Un réalisateur projette une intention sur une araignée, puis une toile vide, et c’est une vie entière qui lui revient. Ce geste, résolument moderne, évoque un autre portrait de Rouch — cette fois d’Isaki Lacuesta et son monteur Serge Dies — où l’on retrouve le cinéaste lire du Rimbaud, contempler Barcelone puis, pointant une maison en ruines, raconter un futur au seuil duquel il arrêtait son voyage la même année :


« C’est l’image de notre culture, ces maisons en ruines et qui n’ont servies à rien. Et c’est de là que va ressortir l’avenir, c’est-à-dire le film que vous êtes en train de réaliser… »


Du néant, de l’échec de faire film, Pauwels redonne au cinéma son véritable pouvoir de construction. Et si Ulysse n’était pas revenu, y aurait-il jamais eu des histoires ?

TomVernaculaire
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le 6 sept. 2019

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