Spoil tout le long


C’est un très très beau film. On retrouve le De Sica que j’aime tant, le De Sica si fin, qui nous fait tout comprendre sans forcément dire beaucoup, qui use du non-dit, d’un certain rapport exigeant avec son spectateur, le De Sica quelque peu viscontien en réalité… Le De Sica qui réalisera quelques mois plus tard ce chef d’oeuvre absolu qu’est Le Jardin des Finzi-Contini , qui s’imprègne beaucoup de la finesse viscontienne je trouve, comme ici, dans ce film magnifique, qui n’est pas le plus accessible des De Sica, et qui est pourtant d’une grande simplicité. Ce n’est pas un film très intellectuel ; c’est surtout un film d’une grande franchise, qui exprime avec une incroyable honnêteté les sentiments humains, et c’est pour cela que je trouve ce film si fin, car on y comprend toute l’âme d’un homme sans nous l’expliquer. Et aussi parce que la mise en scène est d’une telle sobriété qu’on en oublie presque la caméra, alors qu’en vérité, le film est d’un grand symbolisme, exige que son spectateur ait aussi une finesse dans sa contemplation artistique… Le spectateur est autant réalisateur que le metteur en scène au fond. Tout comme dans les films de Visconti, dont le propos est peut-être plus intellectuel, mais qui a cette même faculté à exprimer toute la réalité d’un homme, d’une âme, en usant de la même finesse, mais en s’appuyant sur des moments beaucoup plus violents, où la tension monte, ce qui lui permet de façonner ses personnages dans un climat de malaise, un climat d’où sort toute la vérité de l’âme des personnages.


Mais ici, c’est véritablement par la simplicité du film (et son intelligence) que l’on arrive à lire l’âme de Mastroianni et de Sophia Loren. La première prouesse de De Sica est narrative. La progression narrative de son oeuvre est exceptionnelle tant elle est maîtrisée de bout en bout… comme dit auparavant, on oublie les mouvements de caméra tant tout semble naturel. Mais ce qui est incroyable, c’est surtout l’omniscience de la caméra, qui ne cesse de naviguer dans le temps, sans que l'on se rende véritablement compte des flash-back ou des ellipses. On les comprend, ça coule de source, et c’est suffisant, ce n’est pas tape à l’oeil et on ne vient pas tout faire pour que le spectateur lambda comprenne. C’est en cela que sa mise en scène est incroyable ; elle n’est pas si simple que cela. Elle est simplement naturelle. De fait, les personnages le sont aussi.


Ce film parle avant tout d’amour. Et De Sica filme si bien cela ; il filme si bien le quotidien amoureux. En fait, ce qui est assez incroyable, c’est que De Sica nous perd souvent temporellement, il navigue souvent entre passé et et futur. Et paradoxalement, ce qu’il filme le mieux, c’est le moment présent, il capte le moment présent, que l’on soit dans un moment passé d’un point de vue fictif n’enlève rien, on le découvre nous en tant que spectateur comme si c’est éternel, et c’est si beau de voir ce duo si culte, si célèbre, le plus célèbre d’Italie certainement (Mastroianni et Sophia Loren) s’aimer dans une petite maison si simple encore, presque miteuse. Et d'ailleurs, c'est si dur de filmer le moment présent. Même nous, dans notre vie, nous vivons toujours dans le souvenir (le passé donc) ou la projection (le futur donc) tellement la vie va vite. C'est pareil en littérature ; il est beaucoup plus dur de parler du temps présent que du temps passé.


Comme pour Le Jardin des Finzi-Contini , la photographie est empreinte d’une certaine forme de nostalgie, ce qui correspond parfaitement à l’oeuvre… et à ce qu’il s’ensuit. De Sica est un grand metteur en scène ; si ce n’est pas un virtuose de la caméra (et tant mieux pour ce genre de film qui mérite une totale épuration), il sait toujours instaurer des ambiances incroyables, et, à nouveau, franches. Sa caméra n’est pas virtuose ; mais elle est tellement sensible… Ce qui est beau, c’est que cette histoire d’amour, qui aura été si courte (12 jours, plus ceux qui ont précédé le mariage express pour retarder le départ au front de Mastroianni) a l’air pourtant d’être éternelle tant l’amour était absolu, intense, fou.


Mais c’est aussi un film sur l’espoir. Après le retour des combattants Italiens en Russie lors de la seconde guerre mondiale, et le non-retour de Mastroianni, on ne peut qu’être pessimiste sur la survit de celui-ci, même si le corps n’a pas été retrouvé et que le décès n’a donc pas été officialisé. Mais Sophia Loren fait preuve d’un tel courage dans son espoir… D’ailleurs elle n’espère pas, au fond, elle sait. Elle ne se voile pas la face, comme on pourrait le croire pendant une partie du film. On pourrait presque voir dans son espoir une forme de Foi presque impossible. Mais elle ne cesse de dire qu’elle sait qu’il vit, « je sais qu’il est vivant parce que je le sens ! » s'exclame-t-elle même… Son espoir est une forme de Foi oui, mais plus, son espoir devient conviction. Comme si c'était par son espoir que Mastroianni pourrait se remettre à vivre ou survivre, même si on ne le retrouve pas, c’est assez incroyable.


Il y a une scène particulièrement frappante lors du périple de Sophia Loren en Russie pour retrouver son mari ; dans la foule, elle repère un homme, son visage le fascine, et elle se met à le suivre. J’étais presque persuadé que son espoir absolu allait la conduire à une forme de folie et qu’elle allait voir en cet homme, un homme du type de Mastroianni (même âge, même taille, etc…), son mari, qu’elle allait prendre cet inconnu pour son Antonio. Mais en vérité non ; c’est comme si De Sica jouait avec son spectateur. Sophia Loren avait juste eu l’instinct pour cerner ce type sans même lui parler et savoir qu’il était italien. Néanmoins, son enquête auprès de lui sera vaine… Son espoir est en tout cas admirable. Et même si ce n'était qu'un mirage, ce qui n'est pas le cas ici, cela fait parfois tant de bien d’avoir ce courage de croire et d’espérer. Il est tellement plus facile de tomber dans le nihilisme, ou de croire seulement par tradition, parce qu’on nous a dit de croire ainsi… Elle agit avec une telle franchise et une telle spontanéité ! Et avec tant d'amour...


Puis De Sica continue de jouer avec son spectateur. Lorsque Sophia Loren rencontre les gens qui ont connu son mari, celle-ci montre la photo de Marcello à une jeune femme. Son regard voulait tout dire ; Marcello est mort. Puis, quelques minutes après, vient cette phrase : « Antonio était mort… enfin presque mort. » Et on se rend compte, ou en tout cas je me rends compte, en tant que spectateur, qu’en fait je n’avais pas compris. Marcello vit, en effet. Mais auprès de cette femme. Il n’est pas rentré, et a refait sa vie en Russie, il a même fait un enfant à cette femme qui l’a sauvé des terribles marches militaires en URSS. Et c’est terrible, déchirant, rien n’est dit et on finit par tout comprendre, tout déceler, au fur et à mesure que le film progresse. Comme le dira Antonio à la toute fin, la guerre l’a tué, spirituellement parlant. Il était au bord de la mort, il n’avait plus rien à quoi s’attacher ; cette jeune femme russe, en le sauvant, l’a fait naître une seconde fois. Ce n’était plus lui ; Antonio est bien mort pendant la guerre. Car la guerre tue tout aussi bien les morts que les survivants. Ces retrouvailles sont terribles ; presque pire que si Sophia Loren avait appris la mort d'Antonio. Ces retrouvailles sont encore plus déchirantes que des funérailles ; elles en sont, d’une certaine manière. Elle découvre le nouvel Antonio… Et encore une fois, c’est assez exceptionnel la manière dont De Sica nous amène ça, sans dire beaucoup de chose, juste en nous montrant ces personnages hésitants, tristes, perdus… et grâce à cette finesse exceptionnelle, on lit l’âme des personnages. Ces retrouvailles là finalement sont synonymes de deuil ; c’est comme cela que Sophia Loren le vit. De Sica exprime tellement bien les sentiments humains les plus profonds (on tient là peut-être la plus grande interprétation de Sophia Loren), des sentiments qui ne sont pas toujours logiques, et on le sait tous. Et oui, on peut parfois plus pleurer un vivant qu’un mort, ce que fait Sophia ici, et nous la comprenons, sans pour autant que le spectateur soit obligé d’être emphatique vis-à-vis d'elle et de sa profonde tristesse, car jamais De Sica ne fait de son film une oeuvre larmoyante, et heureusement, sinon, ce film aurait perdu toute sa finesse qui le caractérise tant.


Les dix dernières minutes sont absolument magnifiques… Ces secondes retrouvailles, ces « vraies » retrouvailles entre Sophia Loren et Mastroianni, qui ont tous deux refait leur vie, qui ont tous deux un enfant et un conjoint… Après tant d’années, Antonio revient en Italie saluer Sophia Loren. Et, sans qu’ils se le disent une seule fois, on le sait tous ; ils s’aiment plus que tout au monde. Mais c’est trop tard ; leur vie est tracée ; et certainement pas comme ils l’auraient voulue. Mais le temps est passé par là ; et comme nous le rappelle Léo Ferré à chaque fois, tout s’en va avec le temps. Pas leur amour ; mais la possibilité de leur amour. Ils s’aiment mais ne peuvent plus vivre ensembles… Et à nouveau c’est déchirant.


C’est un film absolument magnifique. Je ne sais pas si De Sica prône quelque chose dans son oeuvre ; mais il montre tant de choses… tant de choses aussi cruelles que belles.

Reymisteriod2
9
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le 8 déc. 2019

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