Dans Green, green grass of home, Hou Hsiao-Hsien se focalisait en partie sur un petit groupe d’écoliers surnommés « les trois mousquetaires ». D’une certaine manière, on peut se demander si ce ne sont pas les mêmes garnements que l’on retrouve, en plus âgés, dans Les Garçons de Fengkuei. Si on ajoute que ces trois jeunes gens se rendent, à un moment donné, au cinéma pour voir un Wu Xia Pian – genre auquel le cinéaste a rendu hommage avec The Assassin-, on aura compris qu’il s’agit ici d’une œuvre séminale. Avec ce quatrième long-métrage, le grand cinéaste taïwanais rompt avec le style badin de ses premières comédies romantiques et puise dans des racines autobiographiques pour donner à son cinéma une ampleur et une densité rares.

Premier volet d'une tétralogie qui se conclura avec Poussières dans le vent (1986), Les Garçons de Fengkuei s'inspire de la jeunesse de petit délinquant du cinéaste, quand celui-ci habitait Fengshan, grande ville du Sud de Taïwan, avant qu’il ne trouve son salut dans cet art des sens et de la vie qu’est le cinéma. Une influence cinématographique qui, jusqu’alors, semblait plutôt asiatique (les références à Yasujiro Ozu, par exemple, sont nombreuses) et qui prend cette fois-ci une consonance beaucoup plus italienne en évoquant aussi bien Fellini que Visconti. Une évolution qui permet à HHH de mêler l’approche documentaire à la fiction, sous couvert d’un discret hommage au néoréalisme italien.

Mais c’est surtout sur le plan formel que le film intrigue, Hou Hsiao-hsien posant ici les bases de ce qui deviendra sa signature visuelle : longs plans-séquences, cadres amples pour laisser palpiter la vie autour des personnages, mélange d’énergie, d’éruption de violence et de langueur contemplative, dialectique entre ruralité et urbanité aliénante... Son approche formelle se situe à mi-chemin entre celle d’un peintre délimitant avec minutie les contours de son tableau et d’un documentariste laissant la matière venir à lui, comme pour mieux l’absorber et en définitive la sublimer. Chez lui, l’action se joue à l’intérieur et à l’extérieur du cadre – en attestera par exemple cette séquence de bagarre dont la majeure partie se déroule hors champ – pendant et entre les séquences : le cinéma est partout. Illustration parfaite lors d’une séquence jubilatoire où nos héros en balade dans Kaohsiung achètent des places de cinéma à un vieil homme au milieu de la rue. Le cinéma s’avérera être en réalité un immeuble en construction et alors que les protagonistes constatent – une fois arrivé au dernier étage – qu’ils viennent de se faire avoir, l’arrière-plan laisse apparaitre une large vue panoramique de la ville parfaitement semblable à un écran, illusion judicieusement entretenue par le cadre.

Toute la beauté des Garçons de Fengkuei tient à ce mélange de réalisme et d’insouciance qu’Hou Hsiao-Hsien agrémente d’une mélancolie poignante. D’une certaine manière, le film poursuit la tradition des « nouvelles vagues » filmant en toute liberté une jeunesse désinvolte. On songe à la fois aux Vitelloni de Fellini mais aussi aux Contes cruels de la jeunesse d’Oshima. Mais contrairement à ces modèles, Hou Hsiao-Hsien inscrit son film dans une temporalité légèrement différente, donnant le sentiment de filmer au présent un passé déjà révolu. Ces nappes temporelles, rythmées par les notes de Vivaldi et de Bach, donnent au film sa pleine puissance mélancolique, notamment lorsque le cinéaste filme de sublimes réminiscences de l’enfance d’Ah-Ching (son alter ego) au moment de la mort du père. On notera, d’ailleurs, que le pathos est parfaitement désamorcé grâce à une mise en scène pour le moins subtile, comme l’atteste cette étonnante scène se déroulant lors de la projection de Rocco et ses frères : un champ-contrechamp va de l’écran au visage d’Ah-Ching, avant que les images du film qu’il regarde ne laissent place à une projection mentale, l’accident de base-ball de son père qui fera de lui un légume...

Si le rythme est parfois trop indolent, le récit demeure passionnant grâce à un cinéaste qui donne de la variété à ses effets, investissant aussi bien le visuel (les immenses autoroutes de vélo et de bus...), la poésie (l'insecte séché sur le cahier de Ching), que l’humour (la pièce de monnaie sur la boule de billard). Tout cela dresse le portrait d'un jeune homme obligé de devenir adulte, contraint et forcé par les événements. De tous ses amis, il sera le seul à grandir et Hou Hsiao-hsien souligne l'adieu à son enfance, à son innocence, avec une amertume des plus cinglantes. Le final est d’ailleurs empreint d’une véritable cruauté, puisqu’il laisse la voix d’Ahching se faire happer par le brouhaha de la foule du marché alors que le volume de la musique, lui, ne faiblit pas. Si Les Garçons de Fengkuei commençait sur la ville de Fengkuei pour en laisser sortir ces garçons, il se termine dans le marché de Kaohsiung qui les avale et nous ramène à des plans de foule. Ce qui est encore plus cruel, c’est que la musique se poursuit jusqu’au générique, alors que, précédemment, l’énergie des garçons prenait toujours le dessus et dans un sens faisait taire la musique. Cette fois, c’est elle qui a raison d’eux.

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le 3 nov. 2023

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Procol Harum

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