Si elle taraude les esprits et divise les bonnes gens, la question du genre a au moins le mérite de nous rappeler quelques vérités, comme la persistance des stéréotypes machistes dans nos sociétés et la vision binaire du monde qui en résulte, mettant les femmes d'un côté et les hommes de l'autre comme si l'identité individuelle se résumait au seul code génétique. Plutôt que d'aborder le sujet frontalement, et risquer ainsi de tomber dans un essai purement didactique, Mandico prend le parti d'interpeller son spectateur à travers une évocation essentiellement onirique, plastiquement audacieuse, baroque, punk, fantasque et surtout dépourvue de tout sérieux... Une attention pour le moins salutaire tant ce film, traité autrement, aurait pu se transformer en objet ridicule ou en pensum indigeste. Au lieu de cela, il signe un premier long-métrage fantaisiste à souhait qui illustre malicieusement par la forme l'idée de « trans » : transgressif, transversalité, transgenre.


Brouiller les pistes, jouer avec les genres cinématographiques comme d'autres jouent avec les genres sexuels, voilà l'idée toute simple que Mandico se propose de porter à l'écran, comme nous l'indique un préambule aussi dérangeant qu'intriguant, qui évoque aussi bien les récits initiatiques que Orange mécanique, la poésie esthétique que la violence graphique. C'est bien sur le plan formel que Les Garçons Sauvages se distingue et affiche ses intentions, sa volonté farouche de n'être semblable à aucun autre et de n’obéir à aucune règle si ce n'est celle de la liberté d'action, de création, de narration ou de mise en scène.


Parmi ses influences revendiquées, on retrouve le nom de Genet et cela n'a rien d'étonnant tant le film, et le prologue notamment, renvoie à l'univers de celui qui voulait faire fleurir la beauté sur un tas de fumier. Avec le superbe Un chant d'amour, il nous disait que « la caméra peut ouvrir une braguette et en fouiller les secrets » ; Mandico le prend au mot et multiplie les gros plans sur les verges ou les éjaculas, avant d'ériger sous nos yeux ébahis la cause de tous nos maux, celle de l'ordre phallique et sa capacité à jouir aussi bien de la violence que de l'intolérance. Mandico assume le cliché, les traits épais et la caricature, afin de nous proposer un numéro de transformiste, un spectacle centré sur la mue et la métamorphose, mettant à mal le mâle triomphant et notre aptitude à "genrer" en toute occasion.


Entre ses mains, devant sa caméra, le cliché initial (les jeunes gens violents et insoumis) se dilate jusqu'à développer un postulat tellement misogyne qu'il ne peut être que risible : pour inhiber toute sauvagerie, transformons les garçons en femmes ! Comme si, dans l'esprit de l'homme, féminité et soumission étaient étroitement liées. C'est bien sûr ce mécanisme de pensée, symbolisé par la démarche des parents envers le Capitaine, que Mandico va railler en transformant l'apologie à la masculinité en odyssée androgyne, en ode à la libération sexuelle et à l'hédonisme.


Pour ce faire, Mandico s'emploie à un brouillage des pistes incessant, méthodique et ludique, qui va finir par contaminer toutes les strates ou dimensions du film. Sur le plan formel, notre homme conjugue l'audace avec l'imagination et bouscule joyeusement nos certitudes de spectateurs : le recours au 16 mm et à son grain particulier, le jeu sur les cadrages et les différentes expérimentations visuelles (surimpressions, projections...), ou sonores (avec une coloration musicale qui va de l'électronique à Tchaïkovsky, en passant par Offenbach), le passage anarchique entre N&B et couleurs, entre réalisme « français » et fantasmagorie d'un giallo, nous empêchent peut-être d'avoir les idées claires (qu'elle est l'identité du film?) mais sûrement pas d'avoir les yeux qui brillent ! Les images splendides et l'atmosphère planante viennent récompenser notre voyage cinéphile, et nous font oublier quelque peu les longueurs d'un récit parfois mal maîtrisé.


Le récit pourtant est assez osé, explosant la question du genre (individuel) à travers celle du genre cinématographique. Ainsi, en multipliant les références culturelles aussi diverses que variées, en faisant se rejoindre des courants artistiques qui n'ont a priori rien en commun (surréalisme, psychédélisme, sadisme...), Les Garçons Sauvages fait sauter aussi bien les verrous que les cloisons et transgresse gaiement les genres cinématographiques, voyageant aussi bien sur les terres du récit d'aventures (avec des références à Jules Verne), de la dystopie (l'île du plaisir nous fait forcément penser à Lord of the Flies), ou encore de la SF (avec une faune et une flore qui évoquent L’Ile du docteur Moreau de HG Wells). Finalement, c'est d'une manière méta-filmique que Mandico parvient à bousculer la question du genre, à travers une narration transgenre dans laquelle s'harmonisent parfaitement les tonalités antagonistes (humour et cruauté, merveilleux et grotesque, etc.).


La nature androgyne du film s'impose d'autant plus facilement à l'écran que l'esthétique employée diffuse constamment les idées d’ambiguïtés (le travail sur les lumières, les contrastes ou les clairs-obscurs) et de transformation (les organes sexuels poussent ou tombent, la végétation et les fruits se sexualisent...). Une impression qui se prolonge grâce à des personnages principaux délicatement ambigus (la bonne idée sera d'ailleurs de faire interpréter les rôles des jeunes garçons par des actrices), exaltant l'idée que la beauté ou la grâce est avant tout androgyne, tandis que les archétypes machistes sont outrageusement ridiculisés (le capitaine qui se retrouve affublé d'une poitrine féminine).


Bien sûr, la démarche de Mandico a ses limites, et son manque probant de subtilité (que ce soit dans l'usage de la métaphore sexuelle ou dans l'approche des personnages) peut facilement lasser, voire irriter. Œuvre imparfaite, sauvée par son esprit fantaisiste et sa capacité à assumer ses extravagances, Les Garçons Sauvages parvient néanmoins à bousculer les représentations artistiques de l'homme et de la femme, servant ainsi un propos revendicatif fort sans avoir l'air d'y toucher.

Procol-Harum
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le 25 août 2023

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