Je me suis longtemps posé la questionde ce qui me touchait chez Béla Tarr : sa tendresse et sa foi immodérées en l'homme. La sensibilité de ses films élégiaques et contemplatifs place le cinéaste hongrois parmi les maîtres du cinéma contemporain.
Dans Les Harmonies Werckmeister, les 3D de son Œuvre s'épanouissent dans une grâce divine, absolue. Si harmonie il existe réellement sur notre Terre dévastée, Béla Tarr est un des rares artistes parvenus à s'approcher de son plus pur éclat ; éclat par lequel, pendant les 2H25 du film, tout prend une dimension sacrée et poétique.
Adapté du roman La Mélancolie de la Résistance, achevé en 2000, et sorti seulement trois ans plus tard, Les Harmonies Werckmeister est, tout simplement, le plus beau film du 21ème siècle qu'il m'ait été donné de voir à ce jour.


Valushka János, un postier, passionné d'astrologie mais assez simple d'esprit, apprend par la rumeur l'arrivée d'un cirque étrange dans sa petite ville. Alors qu'il découvre, sur la place publique, la baleine des forains et commence à s'extasier devant « ce miracle de la création » qu'il considère comme d'ascendance divine, les habitants sont de plus en plus perturbés et cèdent à la violence, érigeant dans leur propre ville le chaos et le désastre. Valushka devra combattre cet obscurantisme grondant, mais est-il si facile de garder la foi dans un monde où Dieu est mort?


Douceur.
Ce qu'il faut tout de suite souligner chez B. Tarr, c'est la finesse extrême de son style. Si Le Tango de Satan, en son nombre inégalable de plans-séquences sur une durée totale de 7H30, reste l'apogée de sa filmographie, Les Harmonies Werckmeister jouit d'une utilisation encore plus maîtrisée du steadycam (qui régit les 39 plans-séquences totaux du film) ainsi que d'une bande-originale absolument bouleversante, composée par Mihály Vig, et qui berce la mélancolie des plans, où le temps semble s'être figé dans une claire-obscure chorégraphie.
Cette chorégraphie, on l'a retrouve dès la magnifique scène d'ouverture du film : dans le bar de la ville, des clients cherchent à s'attarder malgré les réprimandes du patron qui veut fermer. Un ivrogne somme János de leur « montrer ». Le jeune postier commence alors à orchestrer une danse solaire avec telle personne pour le Soleil, telle personne pour la Terre et telle personne pour la Lune. Survient soudain l'éclipse, totale, terrifiante. Puis la lumière reparaît et une multitude d'astres s'ajoutent au ballet improvisé : c'est le retour de l'harmonie céleste - idéalisée par János - après le crépuscule et la chute du monde.


Décadence.
Cette volonté de l'harmonie, qui donne son titre au film, est contestée par l'oncle du postier, Eszter, dont le long monologue est essentiel à la compréhension du film et de ce qu'il cherche à dire. Dans ce monologue, il remet en cause le principe musical auguré par Werckmeister (qui fut un des des premiers musiciens et compositeurs du XVIIe siècle à rechercher et à décrire des tempéraments inégaux. En musique, le tempérament inégal a pour but de rendre les 24 tons utilisables, et, contrairement au tempérament égal, de leur donner la même couleur. Le musicien Eszter considère qu’il s’agit là d’une rupture avec les principes d’harmonie des anciens, mais surtout on soumettait pour la première fois la musique et l’harmonie à des principes d’utilité, de pragmatisme et d’unanimité). Mais cette théorie nihiliste d'Eszter s'arrête-t-elle à la musique?
« Non », dit Béla Tarr, et, à travers le regard de János, il confronte l'harmonie idéaliste à la déchéance du monde. Le postier rêveur, c'est aussi un peu le cinéaste : un homme d'une infinie tendresse envers son genre et un chercheur constant du « divin » - pas celui qu'on revendique à Dieu, mais de la Nature terrestre, comme l'atteste son admiration face à la baleine, qui représente la beauté de la puissance. Cette plongée dans l’œil, et l'âme, du cétacé est très fort, et agit comme révélateur pour János (d'où le choix de ce prénom qui se rapproche de la prononciation de Jonas). Pour ce profane idéaliste du sacré, c'est l'affirmation qu'il existe des êtres divins, et qu'il faut continuer de se battre pour eux. Mais le pessimisme noir de Béla Tarr le conduit à ramener son personnage à un constat amer du monde, où le Mal et le vulgaire dominent sur l'harmonie. Cette domination progresse tout au long du film : au départ, János n'entend parler du Mal qui sévit que par les rumeurs que lui rapportent ses amis - avec qui il entretient des liens très familiaux, voire paternels - mais, au fur et à mesure, il découvre par lui-même la gravité de la situation en ville où une étrange guerre a éclaté, tandis que son idéal d'harmonie, lui, s'éloigne de la lumière.
La fin apporte encore plus de noirceur à cette chute avec la perte de la foi (János traumatisé par les horreurs qu'il a vues) et le renoncement du divin (la mort de la Baleine) - de l'harmonie donc.
Outre le regard simple porté par János sur l'humanité et sa décadence, Les Harmonies Werckmeister offre une étude de l’obscurantisme et de sa montée en puissance dans la masse. Ici, c'est tout d'abord par la rumeur qu'il instaure un climat de peur et de doutes parmi les habitants, qui rapportent des incidents survenus partout dans la ville. Cette peur inconsciente se mue en méfiance, comme le remarque János en arrivant sur la place publique où les regards le toisent avec insistance. De cette réclusion naît la haine, attisée par les discours virulents d'un mystérieux forain, le Prince. Si János découvre les intentions destructrices du cirque, il demeure impuissant à empêcher le massacre organisé. Dans une scène terrifiante, on contemple les processions d'habitants en direction de l'hôpital où, plongés un silence désarmant et un rythme mécanique, ces hommes, parmi eux les ivrognes du bar, saccagent sans raison ce qu'ils ont construit en tant d'années.
Cette décadence et auto-destruction d'une ville est métaphorique de la guerre, et plus précisément de la Seconde Guerre mondiale - comme l'atteste explicitement le titre du livre : la Mélancolie de la Résistance. Si, dans Les Harmonies Werckmeister, rien n'est énoncé affirmativement, le début du film laisse sous-entendre que la crise touche la ville. C'est dans ce contexte qu'arrive ce mystérieux cirque, métaphysique du corps nazi. La baleine, plus qu'une attraction,est une illusion : la promesse d'un idéal auquel les habitants pourraient prétendre (la fin de la crise et l'éradication de la misère en soi). Ce cirque, installé en plein cœur de la ville donc inévitable, fait des adeptes - les pauvres en première ligne -, symbolisés dans le film par des attroupements où la communicabilité est supprimée. Dans cette scène terrifiante, nous découvrons en même temps que János l'intention du Prince des forains, dont la voix frêle et la difformité s'apparentent à un monstre, mais aussi, de façon assez drôle, à la figure ignominieuse d'Adolf Hitler. Plus tard, lors des massacres perpétrés à l'hôpital, une image marquante - celle d'un vieillard au corps décharné et squelettique - renvoie directement à l'enfer des camps d'extermination, et, finalement, amène les processions à se stopper, révulsées d'être arrivées à une telle extrémité de l'Horreur.
Dans la finalité de cette guerre métaphysique et allégorique, la déclaration Prince est un constat lucide de la puissance qu'ont la haine injustifiable et l'obscurantisme, comme en 1933 :
« [Maintenant que les rumeurs se sont tuent] Ce qu'ils fabriquent et ce qu'ils construiront. Ce qu'ils font et ce qu'ils feront. Tout cela n'est que déception et mensonge. Ce qu'ils pensent et ce qu'ils penseront est ridicule. Ils pensent parce qu'ils ont peur. Et celui qui a peur ne peut rien comprendre. Il dit aussi Qu'il aime ça, les choses en décomposition. Toutes les ruines contiennent déjà des fondations. Une seule émotion pour la destruction, implacable, mortelle. Nous n'avons pas trouvé le véritable objet de notre terreur et de notre désespoir ; nous nous sommes rués sur tout ce que rencontrait l'étendue de notre fureur. (...) »


Densité.
La temporalité imposée par le rythme lent et contemplatif de la mise en scène de B. Tarr permet une élucidation plus attentive de l'image, de sa beauté technique à la parabole qu'elle doit soutenir, de la recherche du divin à l'atrocité humaine. Si le cinéaste s'attache longuement à cette dernière, c'est car son pays, la Hongrie, fut des plus touchés par la folie destructrice de 1939-1945. Comme dans Le Tango de Satan, il questionne la place octroyée au divin dans notre monde, à l'heure de sa décadence (la chute du communisme, la Seconde Guerre Mondiale et jusqu'à l'apocalypse dans le Cheval de Turin).
Dans Les Harmonies Werckmeister, il y a un renoncement à l'idéal et la volonté, mais, dans ce renoncement se trouve aussi l'éclosion d'une nouvelle harmonie, d'une nouvelle lumière. Dieu est mort ; mais la Baleine n'a pas fermé l’œil,et son aura divine n'en est que plus brillante.


« Ce cinéma, qui tient d'une sorte de naturalisme fantastique pris dans l'étau d'une rigueur kubrickienne, couve littéralement ses personnages, donnant à voir le monde non à travers les yeux d'un démiurge omniscient (on est loin de Japon), mais dans celui, bouleversant, d'un simple bohémien contemplateur de la chute des astres. » Vincent Malausa, les Cahiers du cinéma.


Avant la prochaine éclipse - car il y en aura d'autres -, il faudra s'armer d'autant d'amour que Béla Tarr pour soigner les astres qui, comme János, sont tombés du ciel.

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le 26 août 2017

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