Bela Tarr ? Inconnu au bataillon.
Je suis comme beaucoup de gens que le cinéma hongrois laisse indifférent. Je suis comme beaucoup, j'ai vu les Harmonies de Werckmeister sur la présentation que m'en a faite une amitié cinéphile. Cela m'a d'autant plus touché que nous avons des goûts similaires et souffrons d'avoir des goûts pointus et rares.
Je suis bien dans la foule pour ces choses-là et mon amie me connaît bien, quoiqu'elle savait par avance la critique que je ferais d'une telle oeuvre. Elle n'arrivait pas à mettre de mots dessus et m'a sermonné quand j'ai voulu en dire ! Quelle dictature ! Quel miroir !

Ce fut ainsi qu'en regardant le miroir du film, je cherchais la justesse de mon plaisir, de mon analyse et des reproches que je ferais aux Harmonies. J'ai commencé par schématiser, thématiser, axer le film parce que... Ce n'était pas possible autrement. Ce n'était pas possible de commencer quelque part si je ne commençais pas par fragmenter. C'est pourquoi, je ne sais si c'était pour me solidifier, me légitimer ou autre, c'est pourquoi j'ai pris des notes tout au long du film. Pour fissurer la roche et l'infiltrer. Alors... Tout ce que je vais essayer de faire, c'est de lire mes notes et puis... On verra bien !

Je crois, pour commencer, que la réalité la plus flagrante du film est cette volonté de prendre la nature pour ce qu'elle est, avec ses espaces, avec son temps. Natures sont aussi les relations entre personnages avant de se bipolariser en camps distincts. Et, au-delà du simple noir et blanc, j'ai le sentiment d'antagonismes dans les thèmes. Ainsi la paix se confronte au silence. L'épuration des contacts se confrontent aux compromis permanents. L'harmonie, sous couvert d'une analogie musicale, se confronte à la dictature, ou du moins à une forme rigide. De nombreux contrastes viennent jouer sur ses thèmes pour les faire vaciller comme la flamme luttant contre les courants d'air et sa propre combustion. Ainsi, pour illustrer, la vision d'un feu entretenu en pleine nuit me renvoie l'image d'une résistance à l'inconnu, à l'ignorance. Ce feu-là, entres autres surexpositions et ombres, a été un vecteur béni pour avancer dans mon projet de dire. Indiquer une voie pour ma gouverne. Parce que c'est le genre de films qui influence tout le temps où il se digère.
Je ne suis même pas certain de n'être plus en digestion ! Mais certains éléments se sont illuminés pour mieux les mûrir.

L'élément déclencheur est l'arrivée d'une baleine empaillée en ville. Il ne faut pas bien longtemps pour saisir que l'énorme caisse occupée par la baleine apparaît comme l'élément central d'un culte et d'un cabinet de curiosité, pointant d'emblée l'envie commune d'être fascinée par l'animal. Le plus grand mammifère du monde ! La baleine est présentée comme un objet spectaculaire extraite de sa nature ! Arrachée à son environnement, l'animal perd son côté sacré. Elle devient visitable, accessible. Ailleurs, dans un autre plan, la perte du sacré prend la forme d'une télévision éteinte qui trône comme sur un autel.

Tarr, avec sa volonté de sanctifier les éléments naturels, nous embarque dans un musée-cirque d'histoire naturelle. Le diorama est quelque peu improvisé mais il est planté. L'arrivée se fait, dans un premier temps, dans l'indifférence et dans le silence. Mais peu à peu la fascination gagne du terrain. Quiconque se laisse séduire par la visite de l'animal en fait part à son voisin qui, à son tour, se laisse gagner. Alors qu'au départ, les comportements viraient à l'attentisme, au mutisme, à la passivité, à l'immobilisme et parfois à la méfiance, ils deviennent peu à peu vivants et grégaires comme s'ils remplissaient le cahier des charges, les premiers stigmates de la fièvre sociale.

La poésie de Gyorgy Eszter n'y avait rien fait jusqu'alors ; sa spontanéité, sa vie en rondeur, son innocence immédiate, son universalisme aussi n'invoquaient rien dans les consciences. Gyorgy se distingue par la vie qui l'incarne : il est sans doute le plus innocent mais il est aussi celui qui a le moins peur. Il se distingue par un mouvement rectiligne dans des rues rectilignes (comme si on s'attendait à ce qu'un poète un peu niais ait une démarche un peu plus baroque) tandis que ceux qui composent le tissu social sont plus hésitants, demandent, se renseignent, interrogent. Ils intègrent une certaine errance. Bref, ils cherche leur voie... et le poète, pas.

La suite du film tient plutôt du recensement des stigmates que d'un discours arqué sur des principes moraux, chose beaucoup plus fréquente. Nous y relevons des stigmates de l'horreur collective sans trop de discernement. Ce sont ceux qui vont amener le désoeuvrement à être décompensé. C'est le chemin sur lequel Tarr (et je le lui reproche) nous emmène, comme si le désoeuvrement engendrait la perte du sacré. Mais au coup par coup, nous marchons sur ce chemin. Nous étions tranquilles. Nous étions paisibles. Puis sous pression. La rumeur qui bourdonne dans la ville. Chantage. Tumulte. Violence. Violence psychologique. Violence physique. Effet de groupe. Privation de libertés. Libertés qui se transforment. Gesticulation. La jeunesse sans repères. La désobéissance. L'absence de rapport de force. Le feu. Le piquet collectif. Toujours le feu.

Puis, sporadiquement, des actes incivils. Vandales.
Puis un mouvement collectif uni. Moutonnerie ? Ou authentique conscience ?
Puis les interrogatoires. La délation. La méfiance. La suspicion.
Puis apparaissent le temps des boucs-émissaires, les préjugés, le saccage des êtres pour ce qu'ils sont, à la recherche de signes suspects, victimatoires.
Puis les exactions en groupe plus importants. La torture. Le cynisme contemporain.

Par delà les toits des éclairs strient le ciel noir, portant à sa base une épaisse fumée.

La baleine dans sa caisse apparaît prostrée mais obsédante. Son oeil a un effet hypnotique et fort. Son corps, complètement improbable et inadapté sur terre, est tellement immense qu'une fois dans la caisse avec elle, le visiteur ne voit plus qu'elle. Elle sature la vision comme la conscience et c'est sans doute pourquoi, pour chaque visiteur qui passe, la relation à l'animal se situe dans un rapport propre à soi, intimiste.

"Les (dys)Harmonies de Werckmeister" forment un film poétique, dans la lignée des gravures de Frans Masereel, avec tout ce que la poésie comporte de justesses comme d'injustesses. Et si vous saviez à quel point mon point de vue pendant le visionnage était négatif !
Mais,
au-delà de l'universalisme naïf, du flou artistique permanent sur ce qui se passe vraiment, peu informatif et lent comme la lave,
au-delà de l'impression que le film est un tissu incomplet, peu dense et vague,
au-delà de ce qui pourrait passer pour du fatalisme et d'une ode à la résignation,
la fin apparaît comme un reflux. Une deuxième intention. Et ce mouvement, je l'aime. Et je mis encore longtemps avant de l'épouser. Je me disais que seule cette forme poétique était propice à l'ouverture mais aussi - et paradoxalement ! - à une immédiateté au travers du personnage de Gyorgy. Cette immédiateté-là m'a peu à peu semblé aussi précieuse que la braise. Je n'ai dès lors plus jamais oublier ce rouge ondoyant qui m'a chauffé la face.
Andy-Capet
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le 9 janv. 2013

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le 9 janv. 2013

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