C'est l’histoire d’un pauvre type…

[Spoilers]

C'est l’histoire d’un pauvre type…

Quelque part entre les premiers Michel Houellebecq et la Lolita de Vladimir Nabukov, une illustration subtile de la domination masculine et la masculinité toxique.

Samet, un trentenaire barbu a été affecté à un poste de professeur dans un village rural de l’Est de la Turquie. Il n’attend qu’une chose : terminer sa quatrième année pour demander sa mutation – idéalement à Istanbul où « il y a tellement de gens, on ne peut pas s’ennuyer ». En attendant, il souffre et fait souffrir les gens autour de lui : les gens de la région – y compris ses élève – qu’il méprise, mais surtout les femmes et les filles. Photographe a ses heures perdues, il ne semble pas non plus capable d’être touché par la beauté qui l’entoure. Heureusement, le film nous régale avec ses plans larges ou plus serrés, dans la montagne, dans les rues ou en intérieur et nous, au moins, on peut en profiter.

Très centré sur son personnage principal, le film réussi le tour de force de susciter de la compassion pour ce personnage détestable. On suit son délire destructeur : persuadé d’être plus malin que toutes les personnes qui l’entoure, il justifie sa solitude par la médiocrité des autres. Nuray, le personnage féminin qui illumine le film (« nuray » signifie « lumière en turc), n’aura aucun mal à démonter le système mental prétendument intellectuel qu’il s’est construit : il lui suffira de rappeler la nécessité de l’engagement et de la solidarité. Sur son obsession pour Istanboul : « tu attribues tes problèmes au lieu où tu vis, mais nos problèmes sont en nous et nous suivent où qu'on aille ».

L’image que Samet se fait de lui ne trompe pas le spectateur : dans la plupart des scènes, Samet est en réalité un personnage secondaire. Il est terne et n’intéresse personne. Dans des scènes subtilement jouées – que ça soit au restaurant avec Nuray et son colocataire Kenan quand, ou au bar avec Tolga et Vahit par exemple – les autres protagonistes finissent par l’ignorer purement et simplement. Samet, malgré les signes évidents (pour nous) conserve ancré en lui le sentiment d’être la personne la plus intelligente et la plus importante de la pièce.

Mais il ne s’agit pas juste d’un égo-centrisme auto-destructeur. Profondément méchant, Samet profite de la faiblesse des autres. Persuadé qu’une élève de 14 ans est amoureuse de lui, il cultive leur relation tout en se persuadant qu’il ne fait rien de mal : il ne la touche pas (ou presque pas). Quand il s’estimera « trahi » par elle (mais quel engagement a été trahi ?) il réagira violemment. Personnellement, le personnage de Samet m’a physiquement fait penser au Jack Nicholson de Shining ou de Vol au-dessus d’un nid de coucou (son regard, sa manière de regarder par en-dessous sans doute).

On pourrait croire à de la maladresse ou de la candeur s'il ne se montrait pas manipulateur. Initialement indifférent à l’égard de Nuray, il décidera de la piéger après s’être rendu compte qu’une relation était en train de naître entre Kenan et elle. Quand elle se donnera à lui, ce sera après avoir longuement hésite et l’avoir soumis à un interrogatoire précis. Elle le regrettera : malgré sa demande explicite, il l'utilisera pour la détruire en révélant leur liaison à Kenan. Elle expliquera plus tard que coucher avec lui était une manière pour elle de retrouver sa fémininité après un accident qui lui a coûté une jambe. La manière même qu’elle a eu l’accueillir au lit suggérait une forme de corvée.

Dans le film naturaliste, il faut mentionner la magnifique « sortie de scène » : caméra à l’épaule, le réalisateur décide de nous faire suivre l’acteur principal qui quitte le studio de tournage pour se rafraîchir avant de continuer la scène ! Elle est insérée tellement simplement qu'on oublierait presque. Quel coup de maître.

Plusieurs textes lus par Samet en voix off concluent le film dans une très belle scène d’été. Magnifiquement écrits, ils renforcent encore notre sympathie pour le personnage. C’est toute la force du film : s’appuyer sur une forme d’intellectualisation pour, sous couvert d’ambiguité, créer une identification avec un personnage pourtant profondément et objectivement mauvais


tmt
9
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le 23 juil. 2023

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tmt

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