Au-delà du titre éminemment provocateur de l’œuvre (référant à l’Occupation en France et annonçant immédiatement le caractère irrévérencieux du contenu à venir), on ne retrouve dans le déroulement scénaristique des Inconnus dans la maison que bien peu d’éléments renvoyant à la situation de la France à l’époque (à étirer outrancièrement la parabole, on pourrait potentiellement voir dans le jeune groupe une métonymie de la Résistance, plus ou moins bien organisée, qui s’évertue à renverser l’ordre établi) : le récit, en vérité bien plus frontal, se veut la critique d’une structure sociétale fondamentalement archaïque, dépassée et inconsciente.


Au commencement, une étrange prémisse : une voix hors champ limpide délivre un texte d’une fabuleuse poésie qui invite peu à peu la ville à se matérialiser, à s’imprimer sur la pellicule, aussi ésotérique qu’est la description faite par le mystérieux narrateur. Petit à petit se développe une introduction géographique et topographique brillante qui contextualise l’ensemble de l’histoire; plus tard réapparaîtra cette voix maladroite, hésitante, éclatant toujours un peu plus la classique narration omnisciente, renforçant l’idée que le narrateur est habitant de la ville, épiant de loin le drame, comme chaque autre résident (et comme le spectateur, placé dans le rôle du voyeuriste). Suite à cette première rupture de la grammaire cinématographique survient presque instantanément une seconde scission (cette fois idéologique), la confrontation d’une servante avec ses maîtres qui dynamite les barrières sociales et révèle au même instant la perfection des dialogues, leur incision savoureuse, leur élégante violence (admirablement composés par un Clouzot impétueux). Déjà s’impose une énergie nouvelle, qui se poursuivra ultérieurement par l’apparition de séquences à la photographie cabalistique, d’une inquiétante tonalité expressionniste, basculant pour l’espace de quelques minutes du drame vers le film noir; et qui finalement se heurtera aux dernières trente minutes où prendra forme un huis clos impénétrable (le procès), hermétique à tout effet visuel, retranscrivant méthodiquement l’atmosphère, les liens interpersonnels ainsi que les rapports de force inégaux régissant le dossier. Malgré une tendance à l’explicitation excessive et une narration fort scolaire, Les Inconnus dans la maison, en plus de se doter d’une magistrale interprétation (un Raimu d’abord atone, inexpressif, qui explosera ensuite, se faisant porte-étendard d’une jeunesse qu’il ne comprend qu’à moitié), érige une sublime relation parentale où l’aridité des sentiments du paternel (étriqué par son désespoir) a asséché l’amour de sa fille (thème bouleversant qu’on retrouvera bien plus tard dans L’horloger de Saint-Paul) : le long métrage, véritable plaidoyer pour les classes démunies, se mue vers la fin en un touchant témoignage d’une jeunesse en proie au plus terrible désœuvrement, en quête d’occupations (à l’antithèse de celles, bourgeoises, de leurs parents).

mile-Frve
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le 15 août 2021

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Émile Frève

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