Leïla et Damien s'aiment profondément (?!)

[Remarques générales. Je n'ai pas envie de juger et noter des films que je n'ai vus qu'une fois, souvent avec peu de connaissance du contexte de production. Je note donc 5 par défaut, et 10 ou 1 en cas de coup de cœur ou si le film m'a particulièrement déplu. Ma « critique » liste et analyse plutôt les éléments que j'ai aimés ou non, que j'ai trouvé émouvants, interpellants, donnant matière à réflexion, etc. Attention, tout ceci sans égard pour les spoilers !]


D'une manière générale, je n'aime pas le cinéma de Joachim Lafosse, ce n'est donc pas vraiment une surprise si je n'ai pas aimé Les Intranquilles. Je le connais, j'ai vu la plupart des longs-métrages du réalisateur, c'est un cinéma très maîtrisé, avec une mise en scène qui laisse beaucoup de place à la fiction, ce que j'apprécie. Cela rend parfois ses films plus difficiles à analyser, parce qu'ils ont la qualité à mon sens de ne pas être assertifs, de laisser aux personnages la place d'exister comme des individus, sans généraliser. Mais Joachim Lafosse s'intéresse avant tout à la faillite, aux gens qui échouent, ce qui est très loin de mes propres préoccupations. « À nos limites » commence ou conclue trois de ses films : sa filmographie semble converger autour de l'idée que les pires personnes restent des êtres humains. Ça peut être formulé de manière très sexy et qui plaît à Cannes et Télérama ; mais ce que moi je reçois c'est surtout justement une sorte de glamourisation de la faillibilité, une sorte de rédemption pour ces personnages "mauvais" (un trait, particulièrement présent ici, que je perçois souvent dans le cinéma d'auteur). Et moi, ce qui m'intéresse, c'est justement l'inverse, pas de condamner ou déshumaniser les gens mais de trouver là où est le bon ; j'aime voir des moyens de s'en sortir, j'aime les personnages faillibles mais qui se sauvent non pas moralement à nos yeux parce qu'ils sont "humains après tout" mais concrètement parce qu'ils arrivent à trouver en eux la volonté et la manière de faire bien les choses. Bref : je respecte les films de Joachim Lafosse, mais je ne m'y éclate pas.


Il y a dans Les Intranquilles quelque chose que j'ai trouvé frappant et très peu vu mentionné, d'où mon envie de rédiger cette critique malgré tout : c'est sa dimension anachronique. Le film est inspiré de l'enfance du réalisateur, ainsi que de l'autobiographie du peintre Gérard Garouste, et son histoire était donc au départ située il y a une cinquantaine d'années ; mais elle a finalement été transposée à nos jours. Ça m'a fait plaisir de voir, enfin !, un long-métrage de fiction dans lequel le Covid existe. Mais il ne me semble pas du tout pertinent de situer cette histoire-là de nos jours. Les enjeux ne sont pas les mêmes, la bipolarité n'est plus traitée de la même manière. Sans doute que dans les années 70, la crise maniaque et l'hôpital étaient comme la peste et le choléra, qu'on n'appelait les urgences qu'en dernier recours, que les patient·es rentraient complètement amorphes à cause des médicaments, qu'on pouvait affirmer comme le film conclue par « on n'en guérit pas ». Sauf qu'aujourd'hui (et j'en sais quelque chose...), ça n'a rien à voir ; en cas de crise on appelle les urgences psychiatriques qui font bien leur travail ; on ne « guérit » certes pas de la bipolarité mais les traitements permettent de la stabiliser sans détruire les gens comme on le voit dans le film. Et il y a encore beaucoup à dire sur le traitement que la médecine fait de la bipolarité chez nous, des temps phénoménaux que peuvent prendre les diagnostics et de leurs nombreuses erreurs par exemple, mais l'actualité n'est pas du tout la même.


J'ajouterais que je trouve cette fin un peu douteuse, en particulier la façon dont la mise en scène perd cette distance et incite à penser que le père va mieux, mais que la mère, qui a perdu confiance, devient une mégère en l'empêchant de vivre. Le scénario prend ici le parti du père, par ailleurs présenté comme un peintre un peu génie-contrarié, et donne tort à la mère. Les dernières répliques, qui sonnent très écrites par rapport à ce qui précède, me font une impression de maladresse. (J'ai entendu dans les médias Joachim Lafosse habilement rejeter la faute sur ses acteur·rices, en déclarant qu'il n'avait pas de fin au moment de commencer le tournage, l'avait écrite et trouvée avec eux...)


J'aimerais aussi revenir sur ce couple, Leïla (Leïla Bekhti) et Damien (Damien Bonnard) qui « s'aiment profondément », c'est ce que disent tous les supports de communication du film, d'ailleurs iels se font un câlin sur l'affiche. Mais je ne peux pas être d'accord avec cette affirmation. Il y a une scène au début où ils dansent, puis iels couchent ensemble dans une ellipse comme cela se fait au cinéma, sur deux ou trois autres scènes par ailleurs assez tendues iels rient ensemble, et c'est à peu près tout ce qui les rapproche. Il y a au mieux, par moments, de l'affection, mais je ne peux pas me résoudre à appeler cela de l'amour : l'intégralité de leurs échanges sont passifs-agressifs voire carrément agressifs. Que je me mette à la place de l'un·e ou de l'autre, je détesterais qu'on me parle de cette manière-là, et je ne considérerais certainement pas que ma relation avec la personne qui le fait est placée sous le signe de l'amour. On retrouve ce que je disais précédemment : à la fois le goût de Joachim Lafosse pour les personnages tragiques que rien d'eux-mêmes ne peut sauver, et d'autre part la dimension anachronique du film ; il était beaucoup plus normal il y a quelques dizaines d'années de ne pas se séparer dans ces conditions, et dans le contexte actuel il paraît déroutant que personne ne leur dise quelque chose du genre « tu ne devrais pas le laisser faire ça, il est violent, c'est abusif, etc. ». Et encore une fois, ça n'invalide pas la fiction, la mise en scène fait qu'on peut accepter ces personnages comme vivant cette relation aujourd'hui, mais qu'on décrive cette relation comme « Leïla et Damien s'aiment profondément », non. Elle est affreuse leur relation.


Allez, ça mérite pour contrebalancer le tout une petite situation de Bell Hooks, dans son essai All about love, que Leïla, Damien, Joachim et d'autres gagneraient sans doute à lire :
« The word “love” is most often defined as a noun, yet all the more astute theorists of love acknowledge that we would all love better if we used it as a verb. I spent years searching for a meaningful definition of the word “love,” and was deeply relieved when I found One in psychiatrist Scott Peck’s classic self-help book The Road LessTraveled, first published in 1978. Echoing the work of Erich Fromm, he defines love as “the will to extend one’s self for the purpose of nurturing one’s own or another’s spiritual growth.” Explaining further, he continues: “Love is as love does. Love is an act of will—namely, both an intention and an action. Will also implies choice. We do not have to love. We choose to love.” Since the choice must be made to nurture growth, this definition counters the more widely accepted assumption that we love instinctually. »

Rometach
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le 6 oct. 2021

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