Les Loups
7.5
Les Loups

Film de Hideo Gosha (1971)

Le cri du yakuza le soir, sur la plage, au clair de lune.

Avec Shussho Iwai, Hideo Gosha délaisse le chanbara, qui a fait sa gloire jusqu'alors, pour investir pleinement l'univers du film de yakuzas. Une évolution que l'on peut facilement qualifiée de légitime tant le cousinage entre les deux genres semble évident. Si le cadre narratif différé forcément, les personnages rencontrés ici, et leurs différentes problématiques, ne sont guère différents de ceux du film de sabre. D'ailleurs le ninkyo-eiga valorisera la dimension héroïque du yakuza en le représentant comme un samouraï moderne, soumis à un même code d'honneur. Gosha décide donc de prendre à contre-pied tout ce petit monde et d'appliquer les recettes qu'il avait déjà expérimentées dans Hitokiri par exemple. En résulte une œuvre splendide, sombre, nihiliste, certes un peu trop longue mais porteuse d'une vraie critique sociale et politique.

Dès le début du film, on est frappé par la volonté de Gosha de s'approprier l'univers du Yakuza eiga : la mise en scène semble tout aussi classique que l'intrigue ! On est immédiatement en terrain connu avec l'histoire de ce yakuza qui, une fois sortie de prison, se confronte avec les changements de mœurs au sein de son clan. On imagine très bien notre homme supporter cet état des choses comme un brave soldat avant de sortir le sabre de son fourreau pour remettre tout le monde dans le droit chemin, de gré ou de force ! Bon, dans les grandes lignes, c'est ainsi que les choses vont se dérouler. Seulement si Gosha suit, au début, avec une telle minutie les codes du genre, c'est pour mieux s'en affranchir par la suite ! Mais contrairement à un Fukasaku qui va exalter l'univers violent pour mieux démythifier le milieu yakuza, Gosha, lui, surprend en filmant la lente dérive d'un homme qui se rend compte de la déliquescence de son monde et des valeurs auxquelles il croyait. Shussho Iwai est donc un film à la fois intimiste et désabusé, et dont la puissance mélancolique est portée autant par la force des images que par des dialogues omniprésents. S'il y a des scènes d'action dans Shussho Iwai, elles sont plutôt rares et cela rend l'appréciation du film sans doute plus difficile.

Si Gosha privilégie la dimension psychologique à la violence habituellement rencontrée dans ce type de production, c'est surtout pour exposer sa vision critique à l'égard de l'évolution de la société Nippone. Car le regard porté par Iwahashi, le personnage de Nakadai, sur son clan est tout à fait semblable à celui que porte le cinéaste sur le Japon moderne. Ainsi, comme la société Japonaise dans son ensemble, l'organisation yakuza est une entité historique fondée sur des principes hérités du passé. Seulement, les intérêts personnels, la recherche du pouvoir et du profit, viennent gangrener ces beaux principes et poussent cette société vers sa déchéance.

Ainsi Gosha va s'employer à montrer l'unité apparente du monde Yakuza, en filmant ces hommes assis autour d'une même table, parlant un discours commun, portant des vêtements similaires, etc. C'est l'image positive du clan, de l'esprit de la famille qui ressort de ces scènes ! Mais rapidement, on se rend compte que tout cela n'est qu'illusoire ! Gosha va habilement faire craqueler ces apparences idylliques, mettant à jour les querelles de personnes, l’appât du gain, et l'hypocrisie régnant dans ce milieu. Le monde chevaleresque espéré par Iwahashi n'est plus, depuis longtemps sans doute, mais notre homme s'en rend compte après son passage en prison. Dès qu'il est remis en liberté, il se retrouve seul, sans personne pour l'accueillir ! Où sont donc ses amis, ses frères, sa famille ? Ce décalage entre ce que notre homme espère et la réalité, va rapidement s’accroître au fur et à mesure que celui-ci ouvre les yeux sur les pratiques de son clan. Les temps ont changé, la politique et le financier dictent maintenant leur loi, reléguant au rang de doux souvenir la période où le yakuza vivait dans un monde de tradition. Lui, l'homme de la tradition justement, devient presque obsolète, dépassé par les événements ! Il va bien tenter de recoller les morceaux de ce monde qui s'effrite sous ses yeux, mais tout cela sera vain, le mal est déjà trop profond !

Avec un ton mélancolique et désabusé, Gosha expose un tableau peu reluisant de cette société moderne : les codes d'honneur sont bafoués, les hiérarchies sont corrompues, les amitiés sont déçues ! Cette vision désenchantée, quasi funeste, est renforcée par le terrible destin d'Iwahashi (incarné par un Nakadai une nouvelle fois brillant). Au milieu de ce chaos, de ce monde qui s'écroule de toute part, le drame cet homme nous apparaît incroyablement touchant et bouleversant. La force du film réside là, dans cette douleur sourde, presque silencieuse, qui émane de ce personnage qui meurt à petit feu. La violence existe dans Shussho Iwai, dans sa forme la plus brutale comme avec cet étonnant duo de mantes religieuses qui trucide un par un les pauvres mâles rencontrés ! Mais c'est surtout la violence intime qui transpire à l'écran, on la ressent lors de ce final à la Sergio Leone où le son du Shamisen rappelle la musique de Morricone. Mais cette souffrance diffuse on va surtout la percevoir lors de ces scènes au bord de plage, préfigurant ainsi le mélancolique Sonatine de Kitano, où notre loup va pouvoir enfin venir hurler sa solitude ! Si le film de Gosha souffre d'un vrai problème narratif, avec la présence de nombreuses longueurs, Shussho Iwai n'en demeure pas moins un joyau à la beauté obscure à découvrir avec grand intérêt.

Créée

le 1 août 2023

Critique lue 43 fois

Procol Harum

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